Novela – Qua Sono (5/5)

Je revis Nessu plusieurs fois. Il vivait seul. Son appartement était tout petit, impeccable. Sa vie était toute intérieure, et je cherchais le moyen de rentrer dans cette histoire, de comprendre cette vie. La plupart du temps, nous buvions en silence, je prenais des notes ou je travaillais sur mon ordinateur tandis que Nessu bricolait. Un jour il me dit « Vous voyez, ce clou. Il est tordu, il est rouillé, mais il est digne d’estime. Je peux en faire quelque chose. Il a sa place. »
Il le redressa avec quelques coups de marteau soigneux, puis il sortit du papier de verre, et l’affûta jusqu’à ce qu’il brille comme un clou neuf. Tout ça comme s’il n’avait pas pu se payer un boisseau de clous, ceux-là mêmes qui se vendaient pour rien dans la boutique d’en face.
Et Nessu me dit :
– C’est difficile de trouver sa place. Moi même, j’ai pris du temps pour me retrouver.
– Vous voulez dire, après que vous avez quitté votre poste de directeur ?
– Oui. Je me suis perdu pendant des mois, d’abord à vouloir faire la même chose, puis à vouloir tout changer. Je cherchais un travail, et puis je finissais dans des bars, chaque soir. Je n’ai plus beaucoup de souvenirs de cette période. Je me suis retrouvé un matin, englué de sang, dans une ruelle détrempée, sans mon portefeuille. J’ai marché dans la brume, c’était l’aube. J’aurais voulu en finir, et l’eau sombre du port m’appelait, il n’y avait que les mouettes et moi, et mon angoisse, je souffrais comme un damné. Mais l’eau du port était huileuse, grasse, sale. Je préférais encore marcher. Je suis arrivé à l’usine, une poignée de miséreux était devant la porte, je savais que c’était les temporaires, les immigrés, ceux qui n’ont plus rien qu’un caleçon sale et des doigts noueux. Je me suis mis dans la file, comme une bravade, en me disant qu’on allait me reconnaître, et que l’on me jetterait dehors. Mais il était encore tôt, le temps a passé dans la file, un pauvre m’a offert une cigarette, et la porte de fer s’est finalement ouverte. Le soleil était invisible dans la brume, le matin était froid. Personne ne m’a posé de question. J’ai pris un tablier, un couteau, et la cargaison est arrivée. J’ai fait mes huit heures et j’ai touché quelques billets.
– Et alors ?
– J’ai donné tout l’argent. J’en ai donné à l’homme qui m’avait passé une cigarette. Et à la femme seule. Et au vieux dont la main tremblait. Et au gros porc qui faisait des blagues racistes. J’ai tout donné. Je suis parti dans le soleil, avec mes vêtements qui sentaient le poisson, sans rien en poche, et sans rien dans le ventre. Et je suis revenu le lendemain matin. Et le jour d’après. Avec ma souffrance. Je voulais mourir sur place, je voulais démontrer à tous que j’allais mourir dans la souffrance. Mais personne ne me voyait, parce que tous avaient leurs soucis. J’ai continué.
– Vous vouliez quoi, exactement ? être reconnu comme un  martyr, par ceux-là même que vous aviez pressurés ?

Il resta un moment à réfléchir. Il souriait. Je l’avais touché au point sensible, mais il ne se fâchait pas, il souriait.

– C’est probablement à ce moment que j’ai senti quelle était ma place. Toutes les nuits, je me retournais sur mon lit de misère, je rôtissais sur les flammes de l’enfer, et toujours, l’étoile noire me regardait et se moquait de moi. Je n’étais rien, et elle riait de me voir me tordre dans la souffrance. Et puis un matin, dans la file d’attente devant la porte de fer, j’ai compris. J’avais trouvé ma place. Et je me suis employé, depuis, à honorer cette place.
– Attendez, vous allez me faire le coup de la rédemption christique, vous avez eu une illumination ?

Je ne peux pas décrire son regard à ce moment-là. Il n’était pas moqueur, ni péremptoire. Je ne saurais dire ce que ce regard signifiait. Mais je me suis senti rougir, avec mon magnétophone numérique, mon téléphone portable, et mon reflex digital.
J’ai posé mon sac, je me suis assis, il a rempli mon verre. Quand nous avons trinqué, j’aurais pu pleurer.

Voici maintenant la fin de cette histoire. Je continue à voir Nessu. Il est ignoré, il est seul, mais beaucoup de personnes viennent le voir. Il ne leur dit rien, ou bien il leur tient la main, son écoute est inépuisable.
Je lui ai offert un stylo-plume, en lui disant que les mots sont une manière d’exprimer les choses. J’ai ajouté, en plaisantant, que le stylo peut être rempli aussi avec de l’encre de seiche.
Depuis, une fois par an, il m’envoie un petit dessin traçé à l’encre. Jamais plus de cinq traits, souvent moins. Et l’encre sent l’odeur de la mer.
Je reviens parfois le voir, quand je me sens seul, ou triste. Il a commencé à m’expliquer comment découper un poisson.
Je me sens revivre.

Dédié à Laurent C. et Sardar H. – 29-05-08

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La nouvelle, dans l’ordre, est là : 1/5 2/5 3/5 4/5 5/5.

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Caillou – Saint Sébastien

Mes neurones qui s’agitent
Sans répit
Cercle supraconducteur,
Anneau électrique
Souvent une couronne d’épines
Parfois une auréole
Mais toujours une Passion.

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Magnolia Express – 3ème Partie – # 25

Et ta peine sera lavée dans les eaux d’un fleuve boueux
 
La route du retour était toute longiligne, Eileen menait le vaisseau sereinement (comme elle avait mené les courses sereinement, me laissant le rôle du porteur) et le vent transformait ses cheveux en drapeau, en étoffe ondulante, illustrant sa liberté d’aventurière qui ne se laisse peigner par personne, sinon par le vent issu des montagnes rocheuses. Le soleil était haut dans le ciel, la route tremblotait sous la chaleur, Eileen me parlait sans que j’entende rien, le vent du large me sifflait aux oreilles, entrait dans l’habitacle, tourbillonnait, bourdonnait et Eileen chantonnait et je n’entendais rien, sinon le sifflement soutenu du vent dans mes oreilles.
Le vent qui me prouvait que nous étions en mouvement, petite tache jaune qui filait sur une route toute droite. Vivants quoi.
 
Nous arrivmes, Eileen gara le taxi, l’air retombait autour de nous, le silence probablement aussi, mais je n’entendais rien, simplement « Pschhhhhh » dans mes oreilles, j’avais encore du vent sous lecrâne et il cherchait la sortie, chuintait comme du satin qui glisse ou comme une assemblée d’abeilles en train de prier.
Aline venait vers nous, vers moi, elle parlait, je n’entendais rien, je voyais juste son visage, j’essayais de deviner si elle était soucieuse, rieuse, anxieuse, lucide, calme, chagrinée, légère. Elle leva les sourcils, comprit que je n’avais rien entendu, et recommença à parler, toujours avec cet air indéfinissable :

– (Pschhhhh)
– Je n’entends point, dis-je (pourtant, j’entendais bien ma voix. Mais de l’intérieur, par résonance intime). Et pour accompagner mon propos, je montrai mon oreille.
– (Pschhhhh) …ou… (Pschhhhh) …rouana… (Pschhhhh)
– Hein, comment, quoi ? disais-je distraitement, tout en sortant la machine à écrire du taxi (ne sachant où la mettre, je l’avais emportée pour faire les courses).
– Nous n’irons pas à Tijuana, dit Aline.

Fin de la troisième partie.

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Le roman, dans l’ordre, est
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Mini-Ubuntus

Chachouchiner : v.i. Recevoir une lettre qui a été postée à Conches-En-Ouche. Ou Pournay-La-Chétive. Ou Bouze-Les-Beaune.

Sproumer : v.i. Recevoir un ouvrage de grands pontes, dédicacé par lesdits, qui disent « à Christophe Thibierge, à qui nous avons emprunté sa magistrale démonstration (p. 36) » et retrouver (p. 36) sa jeunesse.

Rappel : la genèse des Batanas et Ubuntus se trouve .

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Ubuntu – Réplumer

Réplumer (forme désuète : péplumer) : v.i. Apprendre quelques jours avant que tel rendez-vous gonflant a été annulé par le gonfleur. Que la réunion n’aura finalement pas lieu. Que tel cours pénible est supprimé. Contempler ce vide qui apparaît dans l’agenda, et sabler mentalement le champagne.
Par extension : passer quelques jours seul, tout seul.

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Magnolia Express – 3ème Partie – # 24

Gloire à nos courageux pilotes
 
Ma machine toujours sur les bras, j’allai voir du côté de chez Conrad et Eileen. Vieux Bill avait vaguement idée de l’endroit où il pourrait trouver un pare-brise, mais c’était dans un coin reculé du parc, et pour y accéder il fallait soulever au moins deux tonnes de ferrailles. Conrad y avait travaillé depuis quelques jours avec Vieux Bill, et il restait encore une bonne pile à déblayer. Quand je tournai au coin de l’allée, Vieux Bill était en haut d’une pile et guidait Conrad qui attrapait les ferrailles avec une petite grue.
 
Eileen était en train de venir vers moi. Elle me dit :

– Je vais acheter quelques victuailles, vous voulez venir ?

J’hésitai un moment.

– Aline est occupée. Je vais venir.

Eileen répondit Mmmm tout en marchant, elle avait sa liste de commissions en tête, et n’écoutait pas vraiment, elle était toute à ses préoccupations alimentaires. C’était bien.
Nous arrivmes au taxi, et j’eus une sorte de doute, dont je fis part à Eileen :

– Hey …
– Mmmm ?
– Il n’y a plus de pare-brise au taxi…
 
Elle s’arrêta, me regarda, elle avait l’air de me découvrir. Puis elle me sourit, et me dit qu’elle aussi l’avait remarqué, et qu’elle contrôlait la situation. Je m’installai donc sur le siège du passager, claquai la portière, levai les yeux : pas de doute, on voyait bien le capot, la route là-bas, et à moins de rouler à 10 miles à l’heure, nous allions pleurer comme des crocodiles enfumés dans une valise. Je m’abandonnai au désespoir : Eileen venait de s’asseoir, comment lui annoncer la Réalité, comment lui annoncer que ce monde cruel ne pardonnait rien à ceux qui n’avaient point de pare-brise ?

Je me lançai :

– Eileen, avant que tu démarres, il faut que je te parle …
– Bien, dit-elle, mais que cela ne t’empêche point de mettre tes lunettes.

Je me tournai vers elle : elle avait revêtu des lunettes d’aviateur, ces lunettes de verre-cuir-acier que portent tous les aviateurs de légende, et elle m’en tendait une paire. Je les revêtis : j’avais désormais un pare-brise personnel. On pouvait y aller.

– Alors ? me demande Eileen
– On peut y aller, dis-je. Le monde a eu pitié.

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Le roman, dans l’ordre, est
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Citation – A quoi tu penses ?

Mon éditeuse, qui n’a pas daigné venir me voir hier alors que je sortais de 30h de cours en 4 jours (futile excuse de problème de Vélib’ un jour de grève, pfff, tous des feignasses dans l’édition) m’a offert un livre pour cabinets. Mais je l’ai lu dans le métro. Un de ces bréviaires façon « les miscellanées de Mr. Schott » ou « Je me souviens » de Perec. Ici, il s’agit de 1 000 réponses à la question « A quoi tu penses ? ». Réponses personnelles, absurdes, énervées, autobiographiques, obsessionnelles, humaines, traits de génie du langage, délires.

Si je ne devais en citer qu’une parmi mes favorites :

A quoi tu penses ?
Je pense que Dieu n’a jamais eu le temps de finir complètement l’ornithorynque, parce qu’il lui manque des ailes et une hélice.
Hervé le Tellier, Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable, Le Castor Astral, p. 47.

Livre indisponible sur Amazon (edit : si, il y est, mais – honte à moi – j’écrivais Le Tellier sans L majuscule..), qui propose tout de même aussi l’Encyclopaedia inutilis, du même auteur, ainsi que les Sonates de bar, que j’avais bien aimées (tu m’étonnes…)

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Magnolia Express – 3ème Partie – # 23

ça marche (?)
 
Au fil des réparations, j’avais acquis un petit coup de main, j’y arrivais désormais assez rapidement. D’ailleurs, ça amusait aussi Aline, elle cherchait des variations sur la-phrase-contenant-les-vingt-six-lettres-de-l’alphabet. J’arrivai avec la dernière machine alors qu’Aline testait encore la précédente.

– Tu n’as pas fini ?
– … Non, dit-elle sans relever la tête.

J’attendis un moment, debout à tenir la dernière machine, tandis qu’Aline tapait régulièrement, allait à la ligne (gling !), puis continuait à taper, retournait à la ligne (gling), puis un nouveau gling, et encore gling … et gling encore …

– Tu n’as pas tapé les 26 lettres ?
– Si, dit-elle, les yeux fixés sur son papier.

J’hésitai. Pour la première fois depuis que nous nous connaissions, j’avais l’impression de la gêner, debout sur le seuil de cette porte, une machine sur les bras. J’essayai malgré tout :

– Alors la machine est testée, tu peux …
– Non, pas encore, dit-elle.

Je me tus.

Je n’ai pas fini, dit-elle.
 
Quand tu ne comprends pas, inutile de t’échiner. Marche un peu sous la nuit, essaie juste de mettre un pied devant l’autre. Je quittai la cabane, et tandis que je m’éloignai, le tic-tic-tic de sa machine me suivait m’enveloppait m’inquiétait.

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Caillou – Matin


Les hirondelles
Laveurs de carreaux du ciel
Tsui tsui !

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Magnolia Express – 3ème Partie – # 22

Âmes en peine
 
Je détournai les yeux vers Aline, je surpris le regard qu’elle fixait sur Bob, sans pouvoir y lire quoi que ce soit. C’est difficile à expliquer, mais ce regard était annonciateur de changements, plus encore que la douce rêverie qu’elle avait eue et qui nous avait lancés dans cette épopée.
Pourquoi allions-nous là-bas ? Pour trouver un livre hypothétique ? Ce soir, je vis qu’Aline changeait doucement, je ne pouvais rien faire pour l’empêcher, je ne savais même pas ce que cela devait signifier.

Vieux Bill me toucha l’épaule :

– Dis-moi, fils, tu peux venir m’aider à démarrer ma camionnette ?

Il me regardait avec douceur, me pressait un peu l’épaule, histoire de dire « Allez viens, mon gars, tu ne peux rien faire, tu ne sais même pas de quoi il retourne… ».
Je me levai, le suivis. En quittant la grange, je vis qu’Aline parlait avec Bob, et Conrad et Eileen écoutaient en hochant la tête d’un air grave. La nuit était pure et froide, une de ces nuits à aurores boréales, je glissai mes mains dans mes poches à la recherche de chaleur.

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