Livre lu – Eric-Emmanuel Schmitt : L’évangile selon Pilate

Au retour du semi- et du marathon d’Amsterdam, discussion nocturne dans la voiture qui nous ramenait à Paris. Je parlais du Judas de Marcel Pagnol, une pièce sur laquelle le sort s’est acharné (interprète principal tombé gravement malade, réactions des chrétiens et juifs, difficultés à atteindre l’équilibre financier), mais qui avait une thèse audacieuse.
Judas, le disciple préféré, le plus cultivé, celui qui gérait les ressources financières des apôtres, aurait trahi le Christ sur sa demande (« L’un de vous doit me trahir ») (c’est moi qui souligne). A cette occasion, nous avons eu une grande discussion à 5 : un juif pratiquant, un catholique pratiquant, et 3 non alignés (entre athée et agnostique). L’un des participants m’a alors conseillé de lire L’évangile selon Pilate (par Eric-Emmanuel Schmitt, Livre de Poche n° 30 514, 2005, 286 p.)
C’est fait.

Ecce HomoCe livre est composé de deux parties, et d’un supplément :

  • Une première partie (intitulée prologue, mais longue), où Jésus, dans le Jardin des Oliviers, parle et se remémore ce qui l’a amené là.
  • Une seconde partie où c’est Pilate qui parle, et qui enquête.
  • Un supplément, le Journal d’un roman volé, qui est lui-même un petit roman racontant la sortie du livre.

J’ai beaucoup évolué au fil de ma lecture.

  • Phase 1 : oui, c’est une écriture simple, voire simpliste, on y retrouve la thèse de Judas qui trahit par obéissance, mais c’est moins creusé que dans la pièce de Pagnol, tout cela se lit confortablement, se lit vite, ce n’est ni désagréable, ni transcendant.
  • Phase 2 : Pilate est quand même étonnant, il est rationnel comme un romain, et il cherche des explications plausibles à l’inexplicable. Son enquête est une enquête policière, et il est étonnant de ressources, d’imagination, pour chercher le(s) coupable(s) du vol du corps du Christ dans son tombeau. Plus les pages passent, plus le Pilate sanglé dans sa fonction devient un humain, peut-être même (mais l’histoire s’arrête avant) un germe de chrétien.
  • Phase 3 : Ce roman finit sur une phrase majestueuse, et l’on poursuit dans son plaisir avec cette partie rajoutée, ce journal d’un roman volé, où Eric-Emmanuel Schmitt livre ses pensées pendant les derniers mois de rédaction, et les premiers mois de ventes du livre. Là encore, la dernière phrase est étonnante.

Que dire de ce roman (je tiens au terme, autant qu’Eric-Emmanuel Schmitt) ?
Son apparente simplicité n’arrive pas à occulter l’énorme travail, intellectuel et spirituel, de l’auteur. Le lecteur est constamment respecté dans ses convictions, Eric-Emmanuel Schmitt ne démontre pas, il illustre, alternant les données d’enquête (comment crucifiait-on ?) aux pages sensibles, ou drôles, ou profondes. Le tout, je me répête, sous un discours extrêmement simple, qui a presque valeur de parabole.
Je ne sors pas de ce livre en étant (re ?) devenu chrétien, mais voilà un roman que je conseillerais à toute personne ayant un minimum d’ouverture d’esprit, et d’intérêt pour les religions.

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Magnolia Express – 1ère partie – # 8

Libellule

Pendant qu’Aline s’installe, je nettoie vite le pare-brise de Libellule, c’est ma camionnette. Je le fais rapidement, en surveillant Aline parce que temps en temps elle me pique ma place et j’ai perdu mon tour de conduire. Non, ce matin, elle farfouille juste dans la boite à gants, et elle pêche sa paire de lunettes fumées, un truc qui lui cache tous les yeux, on se demande comment elle fait pour voir à travers. Elle a mis un T-shirt clair et on voit ses bras bronzés et elle me regarde et je souris, allez c’est bon, il est propre ce pare-brise, de toute façon on connaît bien la route, Libellule et moi.

Comme d’habitude, Libellule refuse de démarrer d’abord, on dirait qu’on la réveille, et je sens qu’Aline sourit, parce qu’elle, elle n’a jamais de problème, elle est bonne copine avec Libellule. Dans ces cas-là, je prends un air sérieux en donnant des petits coups d’accélérateur, allons allons, dépêchons-nous, voyons, pas d’enfantillages.

VROUM, VROUUUUM, Vroummmmm…

La main d’Aline vient juste se poser sur ma nuque comme un petit animal, et je fais attention aux cahots, pour ne pas effrayer cet oiseau-mouche que je sens tout chaud, palpitant. Pourquoi aller chercher plus loin ?

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à Chou

Je marche comme un coureur, c’est la nuit, c’est l’hiver
Les frimas estampillent d’une nuée blanchâtre
Les trottoirs fatigués, leur poussière grisâtre,
Sous mes pieds assoiffés en quête d’un mystère.

Les astres n’étaient pas dans la bonne atmosphère.
J’ai dû combattre ainsi avanies et tracas.
Voyez-moi maintenant, j’étais piégé là-bas,
Par ma femme, par ma gorge, surtout par mes sphincters.

Mais la nuit est glaciale, et  l’étoile polaire.
Il fallait que je bouge le sang qui est en moi
Pour réveiller la bête, qu’elle ressente l’émoi
De venir à une fête, à cet anniversaire.

Je dois donc le rejoindre, ce Laurent trentenaire
Il n’est pas beau, ah non, et pour que Vanessa
L’ait accepté enfin, c’est qu’il ressemble à moi
En moins bien peut-être, mais quand même mon frère.

Poilu, barbu, fourchu, expulsé des enfers,
Il pratique un sabbat odieux et satanique
Entouré de ses femmes, ses sbires et de sa clique
Dans son temple vaudou, nommé Petit Keller.

Repentez-vous chrétiens, le vin est délétère !
La joie est dangereuse, elle détourne de Dieu.
Oubliez ce pêcheur et ses genoux cagneux
Ses enfants corrompus, son épouse adultère !

Laurent, mon pauvre ami, ne fais donc plus le fier,
36 ans ont sonné, tu n’es plus qu’une épave
Un Titanic rouillé de la poupe à l’étrave
Vieux laboureur de flots, jadis séminifère.

Il est tard, et tout sombre, éléphant solitaire.
Les plaisirs ont vécu, les souvenirs nous restent.
Souviens-toi bien longtemps de ce soir, de cette feste.
Le monde était à toi, et à nous, forts et fiers.

En cette soirée glorieuse, au profond de l’hiver,
Où de tes 36 ans, tu narguas la planète
Et elle nous attirait, ta force centripète
Faisant étinceler tout ton anniversaire.

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Magnolia Express – 1ère partie – # 7

Deux livres et demie d’inconnu

– Bonjour Monsieur, voilà je cherche un livre.
– Ça tombe bien, parce que j’en vends. Si on a de la chance, j’ai peut-être votre livre ?
– Ben oui, j’espère, parce que je l’ai souvent cherché, mais à chaque fois on m’en donne un autre…
– Ah bon…
– … Mais je ne veux pas le dernier livre de Joe Schlabotnik, parce que ça n’est pas celui-là.
– Ah bon…

Il me regardait en souriant, et puis il s’est relevé en fermant son cahier, il était un peu plus grand que moi. Il continuait à sourire alors j’ai dit Je veux un livre à lire vous comprenez, et tous les libraires me posent des questions et à la fin ils me vendent un livre qui n’est pas du tout ce que je cherchais.

Il hochait la tête d’un air sérieux, il faisait une petite moue, il avait l’air de chercher.

– Bon, me dit-il, c’est un peu embêtant…
– Vous n’avez pas ce genre de livre ? (Déjà, je me préparais à partir, c’est quand même énervant).
– Si, si, mais j’en ai plusieurs différents, alors je ne sais pas…
– Ah…
– Écoutez, je peux vous les prêter, et puis vous m’achèterez celui qui vous plaît ? Je suis désolé, normalement je donne des conseils et les gens sont contents. Ça ne vous embête pas que je vous les prête ?
– Non pas du tout, mais … (il souriait) … Qu’est-ce qui vous dit, enfin, je veux dire, je pourrais … (il souriait) …

Il se tourna légèrement, attrapa deux ou trois livres sur l’étagère du haut. Enfin, deux livres normaux et puis un petit qui n’avait pas encore fini de grandir. Deux livres et demi.

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Magnolia Express – 1ère partie – #6

Caletown

Après le petit déjeuner, il faut se préparer pour aller en ville, parce que la librairie doit ouvrir comme tous les matins, sinon les gens s’inquiéteraient. Les fois où je n’ai pas ouvert la librairie le matin, il y en a qui viennent me voir le lendemain, et ils ont l’air ennuyé : « Vous n’avez pas ouvert, hier matin ? ». Alors j’essaie de les rassurer, parce que c’est vrai que c’est gênant, il ne faut pas causer de mauvaises surprises aux gens qui aiment les livres.
Aussi ce matin je pousse un peu Aline qui se brosse les dents, et je dis C’est sûr que ce serait mieux si on habitait au-dessus de la librairie, comme ça on pourrait l’ouvrir et puis retourner petit-déjeuner, et puis on installerait une sonnette et il y aurait marqué « Si vous voulez un livre, vous n’avez qu’à sonner ». Mais Aline me répond en secouant la tête (elle a encore de la mousse dans la bouche), puis elle dit A Caletown, on ne verra plus Bob, et puis c’est bien ici, et les oiseaux qu’est-ce qu’ils mangeront ?
Oui, c’est vrai. Aline a souvent raison, parce qu’elle voit des choses que je ne vois pas, comme Bob ou les oiseaux. J’aime bien Aline, on tombe toujours d’accord.
Alors je vais faire chauffer la camionnette, et puis on part. Ce matin, c’est à moi de conduire.

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Magnolia – passage au multimédia

Dès le départ, ce roman était conçu comme « devant être écouté avec certains morceaux de musique ». Ou, pour être plus précis, certaines pages – mais pas toutes, loin de là – sont associées à un morceau de musique, l’ensemble des morceaux constituant la « Bande Originale » du roman.
Je viens donc de mettre en place le premier morceau, et cela nécessite un discours juridique et moral (ce qui n’exclut pas le plaisir) :

  • Je suis propriétaire de tous les CDs sur lesquels se trouvent les morceaux que je cite.
  • Je ne prends au maximum que 19 secondes de chaque morceau, encodé en MP3 et en mono, pour indiquer clairement le caractère de citation courte d’une oeuvre, dans le respect de la jurisprudence actuelle.
  • Je mentionne à chaque fois le titre de l’oeuvre, de(s) auteur(s), le distributeur, et pointe vers un site de vente du CD.
  • Je mets ces citation pour vous encourager à acheter légalement ces morceaux, et rémunérer les artistes. Si vous êtes étudiant(e) désargenté(e), je vous signale que ces titres se vendent aussi à l’unité sur les sites de musique en ligne, et qu’il existe des sites de vente de CDs d’occasion.
  • Je retirerai ces morceaux sur simple demande de la part des auteurs ou de leurs représentants.
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Insondables abîmes bureaucratiques

Ce matin, démarche pour m’inscrire sur les listes électorales. (car je veux pouvoir voter pour le président Salengro en avril 2007).

– Bonjour, je veux m’inscrire sur les listes électorales.
– Y faut votre carte d’identité.
– Voilà.
– Y faut un certificat de domicile.
– Voilà une facture EDF.
– Ah aaaah ! Mais elle date de juillet ! Il faut une facture de moins de 3 mois !
– Oui, mais je suis mensualisé. Regardez, ma prochaine facture arrivera en juillet 2007…
– Pas de problème, donnez-nous une facture GDF.
– La voilà : je suis aussi mensualisé.
– Une facture France Telecom.
– Je ne suis plus abonné FT, j’ai une Freebox.
– Ah ben alors c’est tout simple, demandez une quittance de loyer.
– Je suis propriétaire.

(long silence)

– une facture de téléphone portable !
– Ah oui, ça j’ai.

Moralité : la ligne EDF, elle est physique, elle atteste bien de ma présence dans un lieu donné. Les tuyaux de gaz, ils arrivent chez moi, donc ils valent un certificat de domicile. Les fils de France Telecom sont connectés à ma maison, donc valident ma présence. Mais finalement, qu’est-ce qui est retenu pour attester de mon domicile ? Un téléphone portable, le plus nomade des équipements.
L’administration française est total en avance. A quand la taxation des revenus dans les mondes virtuels ?

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Caillou – Noël

Premières gelées.
Le soleil d’hiver
est une chandelle qui transforme
le givre en sucre cristal
sur les trottoirs.

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Magnolia Express – 1ère partie – # 5

Tout sauf Joe Schlabotnik

Je m’appelle Aline, et il y a un mois je voulais acheter un livre, mais je n’avais pas d’idée, je voulais juste lire un livre. C’est toujours très difficile de trouver ce genre de livre, on a l’impression qu’on embête les libraires, ils ne savent pas du tout quoi vous proposer. Alors je suis descendue vers le centre ville, en essayant de trouver une librairie que je n’avais pas encore essayée, mais je ne me faisais pas d’illusions : on allait encore me poser plein de questions, tout ça pour se retrouver avec le dernier roman de Joe Schlabotnik, « tout le monde m’en dit du bien, vous verrez vous allez aimer ». Alors moi je veux bien, je prends le livre, je le paye et je le lis, mais ça n’est jamais le livre que je cherchais.
J’attendais le signal lumineux pour traverser la rue, quand j’ai vu une petite librairie un peu plus loin sur la droite, de l’autre côté de la rue, il y avait marqué LIBRAIRIE en jaune au dessus de la devanture, et quelques étalages devant, avec des livres rangés sagement. J’essayai de voir à l’intérieur, mais il ne semblait y avoir personne. Pourtant quand j’entrai, je le vis, accroupi devant une étagère, en train de noter quelque chose sur un cahier.

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Actor’s studio

Tronche de cakeJ’ai été contacté par un étudiant du MBA dans lequel je sévis, pour une interview en vidéo. Je me disais « OK, pas de problème, il pose des questions, tu réponds des conneries trucs de prof ».
Or, le sympathique étudiant m’a détrompé : point n’était-ce une interview, mais plutôt un monologue filmé.

– mais de quoi je parle ?
– de ce que vous voulez…
– mais je vais dire des trucs inintéressants
– mais non, mais non…
– mais je vais pas y arriver sans tableau ni diapos
– mais si, mais si…
– mais ma cravate est tachée
– mais non, mais non…

Il y a encore des progrès à faire (diction, body language of the star wars), mais il paraît que je suis tel qu’à l’ordinaire.

Avertissement 1 : ceux qui ne me connaissent pas, vous avez encore le choix de reculer, de laisser s’exprimer vos fantasmes sur l’être idéal que je pourrais être, et de vous affranchir de la réalité crue d’une vidéo peu flatteuse dans un bureau pourrave.

Avertissement 2 : le monologue dure plus de 8 minutes, ce qui est très long. Je vous conseille de télécharger toute la vidéo avant de la regarder (en appuyant vite sur pause et en attendant que le petit curseur gris aie rempli la ligne blanche, attention, ça fait sauter deux points au permis), ça évitera les sautes d’image ou de son.

Bon, vous êtes sûr(e) ? C’est ici.

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La Grande Faille d’Utopie

Les mondes virtuels et leur économie parallèle, j’en ai déjà parlé. Dans la même veine, je lis que des hackers vendent aux enchères des failles de sécurité non encore patchées dans Windows Vista.

J’apprends avec les techno-beaufs : une faille de sécurité, c’est une brèche dans les bits. Certains hackers découvrent que, en réalisant une séquence d’opérations données (ex : j’envoie une requête en AnarchicBasic dans une table MySQL en même temps que je fais Alt-Z-O-R-R-O sur le clavier), on peut déclencher des choses non prévues, qui permettent par exemple de « rentrer » dans le système d’exploitation pour, just for fun, reformater un disque dur à distance, envoyer des miyards de spams, ou faire en sorte que l’ordinateur acquière une conscience supérieure.
Il existe des dizaines de failles de sécurité non corrigées dans Internet Explorer ou dans Windows.

Cela devient extrêmement gloussatoire. Que des gens vendent aux enchères une faille de sécurité (un actif hautement immatériel) sur un système d’exploitation non finalisé (Windows Vista n’est pas encore sorti – et à mon avis, une version non bugguée ne verra même jamais le jour), c’est de la virtualisation de virtuel. Et que d’autres personnes achètent cette information pour des dizaines de milliers de dollars, ouloulou, ça promet une dévaluation du dollar. Ou de l’action Microsoft. Ou de la place boursière virtuelle des mondes en ligne comme Second Life. Ou du sous-jacent électronique des écritures de bourse passées dans les chambres de compensation.
En finance, on a les options. Option d’acheter une action. Option de vendre du cacao à terme. On a aussi les options d’options (option d’acheter une option de vente de blé à 3 mois), les options d’options d’options etc. Cette mise en abyme devient vertigineuse : à quand des hackers virtuels, vivant uniquement comme avatars sous Second Life, qui attaqueront le système informatique de la Bourse de Second Life, bref, des informaticiens d’informaticiens d’informaticiens attaquant la Bourse d’un jeu d’une société.
Une seule certitude : les ventes d’aspirine vont flamber.

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Magnolia Express – 1ère partie – # 4

Repas d’affaires chez les oiseaux

Chaque matin, quand nous avons fini de boire le café, Aline s’étire sur sa chaise, se lève et met les grandes tasses dans l’évier, puis fait couler dessus de l’eau chaude, un petit nuage de vapeur monte vers la fenêtre.
Les oiseaux connaissent bien l’heure, et quand je sors pour secouer la nappe, ils atterrissent juste sur les dalles de la terrasse. Certains se posent à la fin d’un long vol plané, en battant rapidement des ailes, puis sautillent vers moi d’un air affairé. J’aime bien ce moment là, à déchaîner une petite fête avec ma nappe de coton à carreaux. Par derrière, j’entends les cling cling d’Aline qui finit, le soleil commence à fabriquer des ombres, et la rivière se devine derrière une rangée d’arbres, un peu plus bas. Quelquefois, je reste avec ma nappe qui pendouille, à écouter et regarder. Au bout d’un moment, j’entends qu’on pousse le battant de la porte derrière moi, et deux bras doux se nouent autour de ma taille. Je sens son visage appuyé contre mon dos, elle écoute aussi et je n’ose plus bouger.
Ça fait déjà longtemps que les oiseaux sont partis travailler.

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Magnolia Express – 1ère partie – # 3

Bob

Quand nous descendons enfin, les champs commencent à être ensoleillés, et une fumée de vapeur monte de la terre, les arbres sont encore endormis, on entend juste quelques oiseaux. De temps en temps, quand on a de la chance, on voit un renard qui traverse l’herbe en trottinant et qui rejoint vite la haie dans l’ombre. Je l’ai appelé Bob.

Je me souviens de la première fois qu’Aline a vu Bob. C’était au petit matin, je ne la connaissais que depuis la veille et je ne savais pas encore comment elle dormait, ce qu’elle aimait comme café, ce qu’elle pensait du Président Nixon, enfin tout quoi. Nous dégustions notre café brûlé, les yeux dans les yeux, je regardais les paillettes dorées dans les siens, et les petits plis de sourire autour. Je la regardais froncer le nez, plonger dans sa tasse à la recherche des dernières gouttes, et puis soudain elle s’est immobilisée, le regard fixé derrière moi, vers la fenêtre de la cuisine. Je me suis retourné juste pour voir le panache de Bob disparaître dans le fourré.

– c’est Bob, lui ai-je dit. Pour expliquer.

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Décimer les importuns

L’inconvénient, d’avoir une ligne téléphonique qui marche à nouveau, ce sont les démarcheurs qui appellent « pour m’informer des toutes nouvelles dispositions fiscales ». J’ai une solution pour éviter ces fâcheux, qui m’est apparue cette nuit vers 4h du matin.
Cela part du syndrôme du bon skieur. Quand on est skieur débutant, on passe 15 minutes à remonter la pente (tire-fesse, télésiège, tire-fesse) et 2h à la descendre. Rapport plaisir-emmerdement : 8 pour 1. Quand on est bon skieur, on passe 15 mn à monter (non, les bons skieurs ne montent pas plus vite) et 5 mn à descendre. Rapport plaisir-emmerdement : 1 pour 3.
Au téléphone, qu’est-ce qui prend peu de temps au démarcheur ? Le temps de composer le numéro…
On a connu (j’ai connu) les numéros à 7 chiffres, puis à 8 chiffres, puis à 10 chiffres. L’inflation de la population nous conduit inéluctablement à des numéros avec plus de chiffres, ou avec des décimales. Au lieu de composer 01 42 52 62 72, il faudra composer, pour certains, le 01 14,72 26,743.
« Cela ne change rien », direz-vous. Que si.
Si vous voulez être mis en liste rouge, vous demanderez à avoir un numéro fraction.
Le démarcheur qui voudra m’appeler à mon numéro « 2/3 » sera obligé de composer « zéro virgule six six six six six six six (etc. à l’infini) ». Même Rachmaninov, y pourra pas me joindre…

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Magnolia Express – 1ère partie – # 2

Café brûlé

Quand on a échangé un signe, le vieil homme et moi, je remonte dans la chambre avec ma tasse de café. C’est du bon café brûlé, et l’odeur embaume tout l’escalier et la chambre. Je m’assieds dans le lit et j’attends que l’odeur chatouille les narines d’Aline, j’attends qu’elle se retourne en faisant Mmmmmgrmff vers ma grande tasse de café. J’adore la regarder qui se soulève, et qui me lance un regard peu amène, des cheveux dans la figure et le nez chiffonné. Moi je me contente de prendre un air détaché, et de humer mon café en regardant les rayons de lumière au plafond. Ça n’est pas de ma faute si j’aime bien me lever tôt le matin, et le café quand il a une chaude odeur de bois.

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Magnolia Express – 1ère partie – # 1

Ceci est une citation à des fins d’illustration musicale (détails ici). Il s’agit d’un extrait, en mono, de The Old Man and Me, par J. J. Cale, sur le CD Okie, Mercury, 1974. Le disque est en vente ici.

Le vieil homme et la rivière

Chaque matin, le vieil homme passe devant ma maison. La brume se lève à peine, la rivière est encore tranquille, glacée comme un miroir et transpercée ça et là par quelques roseaux pointus. Il suffit que je descende vers la berge, l’herbe me chatouille les pieds, que le ciel soit gris ou bleu, pour entendre le bruit de son vieux moteur, comme une horloge qui ferait Touk Touk Touk Touk. Quelquefois je me suis fait un café, et je descends avec ma grande tasse serrée dans les mains, d’autres fois j’ai juste les poings au fond des poches, les yeux plissés à attendre l’apparition de son vieux bateau au tournant de la rivière. Il passe chaque matin, pour aller pêcher plus bas, vers la mer, on se fait juste un signe, ça nous suffit pour la journée. Et quand la vie est triste, quand tout est lourd et sans saveur, j’aime bien le voir glisser doucement vers la mer. Il ne pourra rien m’arriver tant que le vieil homme passera chaque matin devant ma maison.

Aline me dit que ça ne sert à rien, elle ne comprend pas et souvent elle me jette un oreiller à la tête quand je me lève. ça fait partie du rite, et même si elle me rate souvent, j’aime bien qu’elle m’envoie son oreiller à la tête. Les matins où elle reste à bouder, j’attrape un de ses pieds nus, et elle le retire sous la couette en faisant Ouuuuuh, et elle émerge doucement sous ses cheveux tout décoiffés.

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