De Che Guevara, je ne connaissais que ce que tout le monde en connaît : l’icône révolutionnaire sur des posters et des T-shirts, le compagnon de Fidel Castro qui était parti pour un ultime baroud tandis que le Lider Maximo restait tranquillement à Cuba, et le théoricien de la guerilla.
Je n’avais rien lu de Che Guevara, mais en étant convaincu qu’un jour, il faudrait que je m’y colle : l’homme m’intéressait, et l’icône me semblait en même temps attirante et trop simpliste.
La préface de ce livre (Ernesto Che Guevara, Journal de Bolivie, La Découverte / Poche, 1997, 310 p.), rédigée par François Maspero, permet de rétablir cet ouvrage dans son originalité :
- Ce ne sont que des notes de voyage, rédigées sur un agenda, qui s’arrêtent deux jours avant l’exécution de Che Guevara. Il ne s’agit donc pas d’un récit détaillé, encore moins de réflexions révolutionnaires ou techniques. Comme le souligne Maspero, il est paradoxal que ce journal, le moins approfondi de tous les écrits de Che Guevara, ait été le document le plus lu (ce qui est excusable) et ait éclipsé les autres écrits (ce qui l’est moins).
- Cela tient au statut très marketing de Che Guevara : un intellectuel engagé dans la lutte armée, avec un idéal révolutionnaire, mais avant tout humain. Oui, de ce point de vue, Lénine n’est pas loin, et Fidel Castro illustre ce qu’aurait pu devenir Che Guevara s’il avait survécu (nous y reviendrons). Comme le souligne François Maspero, l’homme Che Guevara a été transformé en image simpliste, voire détournée.
Mais il n’y a pas grand chose de tout cela dans ces carnets, car ce sont des carnets de route : l’idéologie, Che Guevara l’avait bien en tête, donc il n’avait pas besoin de la noter ; en revanche, les faits, la succession des événements triviaux et des jours identiques, le Che devait les noter pour rédiger, plus tard, un livre, comme il l’avait déjà fait pour d’autres de ses guerillas.
Il y a dans ces carnets 11 mois de guerilla. 11 mois, qui se lisent très rapidement, chaque journée tenant en une demi-page, une poignée de paragraphes. Le contenu de cette guerilla est très loin de ce que j’imaginais. J’en avais une image d’Epinal en tête : la vérité est même encore plus prosaïque, puisque ma perception du phénomène venait de Tintin et les Picaros.
- J’imaginais donc que la guerilla se déroulait à partir d’un camp de base, soigneusement caché, constitué de tentes, de latrines, de feux de camps ;
- Que les troupes, nombreuses, se déplaçaient en camions après que des éclaireurs aient établi des objectifs, des cibles ;
- Que des parachutages réguliers, ainsi que des liaisons radio au moins quotidiennes, assuraient une logistique organisée ;
- Enfin, que le soutien de la population locale assurait une grande clandestinité.
Évidemment, si je souligne tout cela, c’est pour accentuer le décalage avec la réalité : la petite troupe (à peine une dizaine au début) se déplace essentiellement à pied, avec des macheteros qui ouvrent le chemin dans la jungle. Certaines journées sont littéralement perdues en allers-retours. Les cartes sont très inexactes, les torrents ne sont pas au bon endroit, ou pas indiqués. Or, l’eau est indispensable pour survivre. La traversée des rivières ou torrents se fait par radeaux, bâtis sur place, souvent de qualité insuffisante. Aucun parachutage, et dans le cas de cet ouvrage, une radio qui ne peut plus émettre, seulement recevoir. Bref, un isolement miséreux, et une troupe en permanence en mouvement. Certains jours se passent sans manger, ou taraudés par la fièvre, les coliques ou l’épuisement. Le Che lui-même souffrait d’asthme, qui va en empirant à partir du moment où les médicaments viennent à manquer. Quant à la zone choisie, elle est touffue, montagneuse, et assez isolée. Les paysans sont terrorisés par l’armée, peu coopératifs, et attirés par les récompenses de dénonciations.
Malgré tout cela, ce petit groupe de guerilleros organise des embuscades, fait des prisonniers (et des morts, évidemment), et obtient un retentissement dans la presse et sur les ondes. L’arrestation de Régis Debray, et son procès, entretiennent un battage médiatique. Je cite
Le battage de l’affaire Debray a donné plus de valeur guerrière à notre mouvement que dix combats victorieux.
Ernesto Che Guevara, Journal de Bolivie, La Découverte / Poche, 1997, p. 191.
Après coup, on perçoit ce que cette tentative avait de désespéré : manque de soutien réel de Cuba, choix discutable de la région des opérations, manque de communication. Mais sur place, dans l’enchaînement des événements, tout devient plus flou. Tout est une question d’hommes, de respect (et souvent, de non-respect) des consignes, et aussi de chance, ou de malchance. Un peu plus de celle-ci, un peu moins de celle-là, et l’histoire aurait été écrite autrement. Pour preuve, comme le rappelle Fidel Castro dans son introduction
Le Che savait, de par son expérience cubaine, combien de fois notre petit groupe guérillero avait été sur le point d’être exterminé. Si c’était arrivé, ce n’eût été dû, presque uniquement, qu’aux hasards, aux impondérables, de la guerre.
(Idem, p. 61)
Et la guerilla de Cuba a duré 25 mois, contre moins d’une année pour celle de Bolivie.
Je retiens de cette lecture plusieurs interrogations, et une envie d’aller plus loin.
- Le rôle des États-Unis. Il semble indiscutable que les États-Unis sont arrivés en renfort du gouvernement bolivien pour lutter contre les guerilleros (octroi de subventions, envoi de conseillers et d’agents spéciaux, le tout sans s’afficher trop clairement). La raison évoquée est claire, aussi : prévenir, limiter, empêcher le développement d’autres Cuba, et l’expansion du communisme. Sur ce communisme, il y aurait probablement beaucoup à dire, puisque au moins dans ces années-là il est éloigné du communisme dogmatique et canonique de l’URSS, vraie cible des États-Unis. C’est un communisme (je cite la préface de François Maspero, et l’introduction à ce journal, rédigée en mai 1968 par Fidel Castro) qui tient plus de l’empirisme que de la théorie, et qui est fondé, centré, sur l’être humain, lequel doit changer son système de valeurs et d’intérêts, bref, se reconstruire. Mais ce qui m’intéresse le plus, c’est de savoir si l’ingérence des États-Unis à cette époque est différente de leur discours actuel. En bref, Che Guevara était-il considéré comme un terroriste, et comme faisant partie de l’Axe du Mal ? Était-il perçu (j’entends, par les États-Unis) comme un nouveau Lénine, ou plutôt un Pancho Vila local ?
- Que reste-t-il 40 ans après la mort du Che ? Entre un Fidel Castro hospitalisé, ayant transmis les rênes du pouvoir (ou plutôt, de sa dictature) à son frère Raul (Libé du 2 août), un blocus américain qui laisse Cuba économiquement exsangue, et des pays d’amérique centrale et du sud qui peinent à trouver une alliance économique, on est loin du rêve transnational du début (le Che était argentin, il s’est rendu célèbre à Cuba et est mort en Bolivie, accompagné de péruviens, cubains et boliviens). Cela m’intéresserait de suivre l’évolution économique de cette région, qui a récemment basculé à gauche, et de me documenter plus sur ce sous-commandant Marcos.
- Qui était l’homme « Che Guevara » ? Avant de lire les écrits plus construits qu’il a laissés, je suis tombé sur ce journal, dans une maison de location où je passe. Ce compte-rendu de ses derniers mois, qui s’interrompt la veille de sa capture, et deux jours avant son exécution, montre un homme intelligent, lucide, très volontaire, qui se bat autant avec les éléments qu’avec ses compagnons, et avec lui-même. Même s’il n’entre pas dans le détail, il mentionne beaucoup de discussions, formations, petits cours qu’il administre le soir à ses camarades. Lors de fautes, de mauvais comportements, il confronte les protagonistes, leur explique les enjeux, la nécessité de se serrer les coudes, bref, il travaille beaucoup plus avec le verbe et l’argumentation qu’avec la cravache et la consigne. Par ailleurs, même si le format de ce journal ne se prête pas à une écriture personnelle (ce n’en est d’ailleurs pas le but), on voit un Che Guevara qui note à telle ou telle date les anniversaires de ses proches, et qui dit (et je conclurai là-dessus, c’est je crois la seule citation « à titre personnel » qu’il fasse) :
14 juin 1967
[…] Me voici arrivé à trente-neuf ans et je vais inexorablement vers un âge qui me donne à réfléchir sur mon avenir de guérillero ; pour l’instant, je suis « entier ».
Ernesto Che Guevara, Journal de Bolivie, La Découverte / Poche, 1997, p. 198.