Novela – Qua sono (3/…)

J’étais partagé : il fallait que je prenne du recul, et que je réfléchisse à l’ordre des différentes questions qui se bousculaient dans ma tête. Mais aussi, mes vacances se terminaient d’ici quelques jours. Je proposai à Nessu de me consacrer son dimanche : j’achèterais un panier entier de poissons au marché du matin, et Nessu me montrerait, au ralenti, comment il faisait.

Il accepta tout, mais me regarda avec étonnement quand je lui proposai de lui payer son dimanche :

– Et pourquoi donc, grands dieux ?
– Parce que je vous fais travailler.
(il resta silencieux un long moment. Puis il dit 🙂
– Non, puisque vous m’aiderez à mieux voir en moi. C’est moi qui devrais vous payer.

Voici la transcription de nos différentes conversations de ce dimanche :

– Bon, Nessu, voici le panier, nous avons recréé à peu près les conditions de votre atelier dans votre cuisine, les distances sont correctes. Avant même de vider le premier poisson, dites-moi ce que vous allez faire.
(il regarda le panier d’un air détaché, puis il me dit comme une évidence : ) – Je vais commencer par le mulet d’un an, là.
– Pourquoi lui ?
– Parce qu’il m’appelle.
– Comment allez-vous le vider ?
– Pointe du couteau dans l’oeil, virole à droite, fente jusqu’au méridien, coup de pouce, le couteau en se retirant projetera le mulet dans l’assiette.
– Allez-y.
Je n’entendis rien, j’eus l’impression d’avoir cligné des yeux tandis que le poisson sautait dans l’assiette. Une demi-seconde plus tard, j’entendis le bruit mou des entrailles qui tombaient sur le carrelage.
– Et le poisson suivant ?
– L’épinette argentée. Pique la queue, enroule autour de la lame, tranche l’air, l’épinette fera le reste.
– Allez-y.
Cette fois je vis le reflet du couteau dans les yeux de Nessu, et son épaule droite qui s’était effacée. L’épinette était vidée dans l’assiette, le couteau au repos dans l’étui, une trace rouge sur le sol.
– Quel poisson ?
– La sardine en-dessous.
– Pourquoi pas le poisson au-dessus, il est plus accessible.
– Après l’épinette, il faut la sardine, sinon le couteau donne un goût amer.
– Mais Nessu, après c’est congelé, pasteurisé, mis en conserve, vous ne reverrez jamais ce poisson, vous ne le mangerez pas, que vous importe le goût amer ?
Il me regarda, je crois qu’il faisait des efforts pour comprendre mon point de vue. Il répondit enfin :
– Si j’ai choisi de faire ce métier, ce n’est pas pour mettre de l’amertume dans la vie des gens.

La matinée se passa en discussion décousue. Aucun poisson n’avait le même traitement qu’un autre.

– Vous n’utilisez jamais deux fois la même méthode.
– Parce que je n’ai jamais deux fois le même poisson. Donnez-moi des poissons jumeaux, et je vous dirai lequel était le plus faible, le plus audacieux, le plus rêveur. Chacun a le droit, dans sa mort, d’être traité en temps qu’être unique.

Bientôt, il ne resta plus qu’un panier vide, plusieurs assiettes pleines, et un sol souillé. Nessu fit sauter les poissons dans une poële brûlante, vida deux citrons sur les chairs blanchies, et trancha un fenouil en cubes minuscules. Un repas équilibré, délicieux, et préparé en moins d’une minute. 
(à suivre…)

Creative Commons License
Cette nouvelle, comme tout ce qui est publié sur ce blog, est sous un contrat Creative Commons. Et aussi sous licence Touchatougiciel.

Ce contenu a été publié dans Novela. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

0 réponse à Novela – Qua sono (3/…)

  1. matthieu dit :

    hé hé, de mieux en mieux… vraiment curieux de connaître la fin… mais pas trop vite finalement! 🙂

    PS petit doute: "en TANT qu’être unique", non?

  2. Médhi dit :

    C’est très bien écrit. On s’attache à tous les personnages, y compris les poissons.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.