Novela – Qua sono (2/…)

L’homme était surnommé Nessu, et personne ne pouvait me renseigner sur lui : il avait toujours été là, mais alors que je pouvais récolter facilement une douzaine d’anecdotes et de faits personnels sur chacun des ouvriers, Nessu était passé au travers de toute curiosité. Personne ne savait rien sur lui, personne ne s’était posé de question sur son silence taciturne, et quand j’insistai auprès de mes interlocuteurs, je voyais à leur regard qu’ils n’aimaient pas que je leur fasse voir ce qu’ils n’avaient jamais vu. Contre toute évidence, ils soutenaient savoir des choses sur Nessu, mais me faisaient clairement comprendre que je ne méritais pas de les connaître.

Je pris d’autres photos, prétextant cette fois « un article nécessaire sur ce dur métier ». Je gâchai de la pellicule sur des photos de groupes, avec Nessu en ombre indistincte au dernier rang, je fis des portraits – dont certains assez beaux – de ces visages marqués par le soleil et l’effort, et les brigades trouvèrent naturel que je les photographie ensuite en action. L’effet Hawthorne jouait à plein, tous les ouvriers augmentèrent leur productivité les jours où je pris des photos d’eux au travail, et sur les centaines de clichés que je pris, j’en obtins une trentaine de Nessu, sous différentes poses et même de dos. Sur plusieurs clichés, il fixait l’objectif d’un oeil absent, comme s’il était absorbé dans un rêve intérieur. Mais indéniablement, son rythme de travail était stupéfiant de rapidité. Aucune photo ne laissait voir son couteau en action, on voyait juste le manche qui semblait rester en permanence dans son étui de cuir fixé à la ceinture.

Je pris le temps d’interviewer longuement quelques ouvriers sur leur métier, prenant scrupuleusement des notes et m’imprégnant de leur culture, puis quand je sentis le moment opportun, j’allai interviewer Nessu. Je retranscris ci-dessous les premiers échanges avec cet homme.

– Nessu, selon vous, combien de poissons un ouvrier vide-t-il par matinée ?
– ça dépend.
– Oui, bien sûr, ça dépend des jours, mais en moyenne ?
– ça ne dépend pas des jours, ça dépend des ouvriers. Marcello vide entre 134 et 143 poissons. Mimi 127, jamais plus de 129. Cortino vide 159 à 167 poissons tous les jours, sauf le lundi, parce qu’il a bu le dimanche, alors le lundi, c’est 122 à 134.
– Vous connaissez le nombre de poissons que chacun a vidés ?
– Bien sûr (il me regarda avec une lueur amusée dans les yeux), c’est comme vous, vous savez combien de photos vous avez prises, et de qui, et quand.
– Et vous Nessu, combien de poissons videz-vous par matinée ?
– En juin, 419 à 422 par matinée.

(Je pris évidemment la peine de vérifier les chiffres qu’il m’avait donnés. Je l’interrogeai à plusieurs reprises sur les scores de sa brigade à la fin de la matinée et je comparai ses estimations aux chiffres enregistrés par le compteur électronique posé sur les tapis d’arrivée : les estimations de Nessu sur sa production et celles de ses collègues étaient parfaitement précises. Les quelques poissons de différence – par exemple, 1 548 selon Nessu, 1552 selon le compteur – me poussèrent à suggérer aux ingénieurs de ré-étalonner le compteur. Après ré-étalonnage, le compteur fut toujours d’accord avec Nessu).

Ces premières phrases m’illuminèrent : je compris que Nessu répondrait franchement et précisément à toutes mes questions, et donc que tout détour était superflu.

– Nessu, comment expliquez-vous que vous vidiez 4 fois plus de poissons que vos collègues ?
– Je travaille ma découpe tous les jours.
– Mais eux aussi…
– Non, eux travaillent à la découpe, pas à leur découpe.
– J’ai pris des photos de vous au travail (il sourit) et je les ai étudiées (là, il se moquait franchement de moi), pourquoi ne vous voit-on jamais avec votre couteau à la main ?
– Parce que, quand j’ai fini de vider mon poisson, je rengaine mon couteau et je nettoie l’espace devant moi.
– à chaque poisson ?
– à chaque poisson. Et tous les dix poissons, j’aiguise mon couteau.

Il était inutile pour moi de louer une caméra et de filmer Nessu à 24 images par seconde : j’étais sûr qu’il me disait la vérité. De surcroît, j’aurai du mal à faire passer l’impression que j’avais, mais en substance, je sentais qu’il ne se vantait pas de ses performances : il n’en avait jamais parlé à personne, car personne ne lui avait jamais posé ces questions. Et après moi, il redeviendrait taciturne. Et si je n’avais pas regardé les rapports de productivité des brigades d’une conserverie sicilienne, je n’aurais jamais remarqué, ou connu, Nessu.

(à suivre…)

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0 réponse à Novela – Qua sono (2/…)

  1. matthieu dit :

    arf, comment vous m’avez littéralement accroché… la suite! la suite!

  2. Docthib dit :

    Merci, matthieu, c’est sympa. Là, ça va attendre quelques jours, je suis sous l’eau…

  3. matthieu dit :

    ok, j’attends sur le bord de la piscine alors 🙂

  4. Docthib dit :

    ça y est, je suis remonté à la surface pour respirer… 🙂

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