Novela – Qua sono (1 / …)

Il y a des vies éclatantes, dont on entend parler dans les journaux. Ce sont des explorateurs, des milliardaires, des actrices, toutes ces personnes hors du commun dont les récits sont censés consoler les gens ordinaires. Des journalistes eux-mêmes passent leurs vies entières dans ces milieux rutilants, vivant en marge d’événements dans lesquels ils sont tolérés, parasites indispensables qui doivent jouer le rôle de témoins. Fêtes évanescentes, couples éphémères, nouvelles fracassantes et aussitôt oubliées.

Je suis journaliste aussi, mais pour une revue industrielle. Je ne parle pas de fêtes, mais d’usines, je parle moins des hommes que des machines, et je le vois bien dans mes articles, la composante humaine n’est plus qu’un terme de l’équation générale, une contrainte parmi tant d’autres qu’on essaie d’optimiser.

Mon métier m’envoie dans différents pays d’Europe où je rends compte des progrès techniques, je contribue à la comparaison des coûts de production, ou encore je couvre l’actualité sur les machines-outils et les chaînes automatisées. C’est ainsi qu’il y a quelques années, je fus envoyé en Sicile pour couvrir l’installation d’une nouvelle chaîne réfrigérée dans une poissonnerie industrielle. La mise en place du matériel était longue, la montée en puissance devait être progressive, j’étais détaché pour une enquête qui devait durer deux semaines. Finalement, je devrais livrer tout un dossier thématique à mon magazine pour le numéro de septembre.

J’arrivai par une matinée d’été. La mer brillait au loin, l’usine était éclairée de soleil, mais je savais qu’à l’intérieur de ce grand bâtiment de béton, les cadences étaient à l’opposé des rythmes séculaires de mère Nature. Chaque matin à l’aube, une flottille de nautoniers déversait sa récolte de poissons dans des milliers de paniers en plastique, ceux-ci étaient acheminés sur des tapis crasseux vers des brigades d’ouvriers qui éventraient, vidaient, nettoyaient le plus vite possible les poissons, dans un tintamarre de ferraille, d’insultes et de crachats. Le sol était huileux de sang et d’entrailles, et il n’était pas rare qu’un ouvrier glisse et tombe, puis se relève couvert d’amas visqueux et sanguinolents, et sans prendre la peine de s’ébrouer, s’attaque de nouveau furieusement à la masse de matière morte que les paniers amenaient sans relâche.

Le lieu de mon enquête était plus en aval, là où avaient lieu la congélation et le séchage, mais je restai interdit un moment devant cette scène à la Breughel, où les viscères volaient presque à hauteur de visage. Puis je me laissai guider par l’ingénieur de production vers le lieu véritable de mon enquête. Je passai plusieurs jours dans les plans, les relevés de productivité et les prévisions industrielles, levant de temps en temps la tête pour voir des techniciens assembler la nouvelle chaîne et riveter les éléments au sol. Au loin, je devinais plus que je ne voyais l’assemblée échevelée qui se battait contre les tas de poissons toujours renouvelés.

Je décelai vite une anomalie originale dans les relevés de productivité. Les poissons vidés arrivaient à la chaîne du froid dans des paniers numérotés correspondant à l’une des dix brigades d’ouvriers écorcheurs. L’anomalie pouvait se constater dans les relevés, ou même visuellement : chaque matin, les paniers des brigades arrivaient, dans un ordre aléatoire de numéros, et pourtant une brigade, jamais la même, avait ses paniers qui débordaient tandis que les autres n’envoyaient que des paniers remplis aux deux-tiers. Je pensai à des mécanismes d’auto-régulation de groupe, où chacun essaie de limiter sa productivité pour éviter le relèvement des quotas de production, mais la brigade rebelle semblait ne pas suivre cette règle syndicale. Je demandai la composition des brigades et j’appris que celle-ci changeait tous les jours. J’avais lu les théoriciens de la productivité, je connaissais l’effet Hawthorne, aussi je ne pouvais pas aller observer directement les écorcheurs, sous peine d’influer sur leur productivité, de même que l’observateur perturbe l’expérience du chat de Schrödinger.

Je recourus donc à différents stratagèmes, des petits trucs glanés sur tous les chantiers où l’observation directe était impossible, ou non souhaitée. Des relevés photographiques discrets peuvent être faits avec un petit appareil photo réglé en mode rafale, un enregistreur de sons peut capter des choses non visibles, et je faisais aussi confiance à ma mémoire visuelle, passant et repassant devant l’atelier sous divers prétextes.

En exploitant mes différents relevés, j’eus plusieurs surprises. Le paradoxe était que la situation était évidente, elle sautait aux yeux quand on regardait les photos, et pourtant, rien n’était apparent quand on était présent dans l’atelier. Un homme, toujours le même, contribuait pour plus du tiers de la production d’une brigade de dix personnes. Sur les photos, pourtant, aucun poisson n’était présent dans son espace de travail, et on ne voyait pas de couteau dans sa main. Un observateur superficiel aurait jugé que cet homme était le seul paresseux du groupe, inoccupé tandis que des mains floues, à sa droite et sa gauche, peuplaient l’espace de leurs mouvements. Mais dans la séquence de photos prises en rafale, on voyait qu’entre deux photos, c’est-à-dire en moins d’une seconde, 2 poissons avaient été proprement vidés. J’étudiai plusieurs autres photos : à chaque fois, la pile de poissons entiers diminuait, les poissons découpés et vidés devenaient plus nombreux, et aucune des mains étrangères qui flottait aux alentours de la tête de l’homme ne pouvait être responsable de cette rapidité : les angles, les attitudes ne correspondaient pas. C’était l’homme immobile, parfaitement au centre de cet espace réduit, qui avait accompli ce prodige, sans que l’appareil n’ait réussi, ne serait-ce qu’une seule fois, à imprimer sur sa cellule le geste qui avait pourtant dû avoir lieu. Et ces gestes invisibles contribuaient, à la fin de la matinée, à l’équivalent de la productivité de trois écorcheurs chevronnés.

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