Il y a quelques années, je commençai à travailler au siège d’une grande banque française. Fraîchement diplômé de mon école de commerce, j’appliquais un métier dont j’étais censé avoir vu les bases théoriques, je compulsais des dossiers, rédigeais des rapports, bref, je m’adaptais à une existence qui était, somme toute, prévue depuis ma naissance. Cet emploi commençait par un tour des différents services de la banque, dans lesquels je devais travailler quelques semaines, avant de rejoindre mon poste définitif. C’est ainsi que je passai un mois au département Petites et moyennes entreprises.
J’étais arrivé en phase de transition : mon chef de service quittait son poste, il en était désormais à classer ses dossiers, et, même s’il était encore présent de temps en temps, il nous avait déjà tous classés dans son passé, nous étions des (mauvais ?) souvenirs dont il avait pris son parti, voire fait son deuil. Comme cela arrive souvent dans les entreprises, la transition ne se fit pas par ajustement parfait. L’ancien chef de service quitta son siège, son bureau, et ses dossiers, mais il s’écoula un laps de temps administratif avant que le nouveau apparût. Il arriva enfin, au moment où nous nous étions tous habitués à vivre sans tutelle. Il s’appelait Pierre Pilani. Les premiers jours, les premières semaines d’une prise de fonction sont souvent l’occasion de remettre les compteurs à zéro : on s’observe, on se jauge, et comme l’on fait avec un cheval pour la première fois, on sait que c’est dans les premiers instants qu’on impose sa marque. Dès ces premiers instants, je n’ai pas aimé Pierre Pilani. L’ancien chef était respecté, car il puisait sa compétence dans un puits semblait-il sans fond d’anecdotes, de souvenirs, de pratiques. Il connaissait les ombres derrière les ombres, savait ce qu’il fallait lire entre les lignes, savait même lire quand il n’y avait pas de lignes, bref, il appartenait depuis si longtemps à La Maison que la maison lui appartenait.
Pierre Pilani, lui, ne tirait sa légitimité que de son titre, à peine peint sur la porte, et qu’il portait déjà comme d’autres arborent une tache rouge au revers de leur veste. Nous savions qu’il avait des choses à apprendre, il feignait de l’ignorer. Je le classai très rapidement dans la catégorie des « petits messieurs » : sans brillant, sans intelligence, mais d’autant plus exigeant, avec parfois cette méchanceté mesquine de ceux qui se sentent d’un niveau hiérarchique supérieur. Nous nous sentions sous ses ordres, mais il n’était pas notre chef. Mon opinion acheva de se former le jour où je l’entendis insister lourdement sur « le choix qu’il avait dans la date ». Qu’il utilist cette contrepèterie éculée était peut-être pardonnable, mais son attitude à cette occasion, celle d’un cancre qui ricane au dernier rang, achevait de le rendre petit à mes yeux.
A peine arrivé depuis deux semaines dans notre service, il partit en vacances. Il s’agissait de solder un reliquat pointilleusement calculé par la direction des ressources humaines, faute de quoi ces vacances seraient perdues. J’eus l’impression que, si Pilani avait refusé de solder ce compte un peu particulier, tous les plannings, ordonnancements, budgets des ressources humaines en auraient été bouleversés, voire que tout le système en aurait été bloqué. Mais Pilani n’était pas un aventurier, il tenait à son gain, il solda (la période des soldes n’offre-t-elle pas des biens au rabais ?) et partit pour une semaine. Nous reprimes donc pour quelque temps notre liberté de ton et d’attitudes, en attendant que « Pilonné » revînt.
Le jeune embauché fait toujours du zèle au début. Là où mes collègues, blanchis sous le harnais, partaient quand il fallait partir, je restais travailler encore un peu : ils ne me faisaient pas de remarque, c’était normal, ils le savaient, le jeune embauché fait toujours du zèle au début. Cela explique que j’aie été seul quand le téléphone a sonné : il était midi vingt, mes collègues étaient déjà descendus déjeuner dans le quartier, et je devais les rejoindre « dès que j’aurai terminé ce dossier ». Au bout de quelques minutes, j’entendis le téléphone de Pilani sonner. Je laissai sonner. La sonnerie s’arrêta, puis le téléphone de mon collègue Cirrus prit le relais. Visiblement, quelqu’un essayait de joindre notre service. N’ayant pas pour Cirrus les mêmes préventions que pour Pilani, je décrochai. Une dame de la direction informatique s’inquiétait d’un certain questionnaire qu’elle avait fait passer à notre chef, et que celui-ci n’avait pas renvoyé à temps, la date d’échéance étant dépassée de deux jours. Je lui appris que Pilani soldait ses vacances et qu’il serait de retour la semaine suivante. Mais il y avait urgence : cette dame me pria de voir si, par chance, ce questionnaire ne se trouverait pas dans la corbeille « départ » sur son bureau. La fouille du bureau d’un collègue diffère suivant que ce collègue est notre égal ou notre supérieur hiérarchique. Quel que soit son poste, on est certes toujours déçu : on trouve un fouillis, quelques fragments de vie souvent dérisoires, quelques mesquineries parfois. Mais autant, pour un égal, on fait preuve d’indulgence, autant juge-t-on sévèrement les faiblesses d’un supérieur, surtout si l’on ne l’apprécie pas. Le bureau de Pilani était peu ordonné, des piles de documents étaient posées sans ordre apparent, et ne seraient bougées, je le sentais, que d’ici quelques années, quand Pilani serait appelé à d’autres fonctions. Les tiroirs contenaient le lot habituel d’enveloppes, d’agrafeuses volées, et de paquets de post-it tous entamés (alors que les boites à disquettes étaient encore toutes sous cellophane).
La recherche fut rapide, exhaustive, dépassionnée : je cherchais un questionnaire et ne le trouvai pas. J’en avisai mon interlocutrice d’une voix plate. Elle me demanda (l’espoir fait vivre) de continuer à chercher et de la rappeler en cas de succès. Je m’exécutai, tout en me disant que je n’allais pas passer mon heure de déjeuner à courir après les insuffisances de Pilani, et que cinq minutes de recherche supplémentaire constitueraient un maximum syndical. Je m’avisai que cet homme, malgré le peu d’estime que je lui portais, avait peut-être eu un comportement rationnel : celui de placer le questionnaire dans son agenda, au jour de la date limite, pour ne pas l’oublier. Il ne s’y trouvait pas, constatai-je avec un ricanement. En revanche, tout à la fin de l’agenda, contre la couverture, je trouvai un petit cahier d’écolier. Je ne bondis pas sur cet objet : je cherchais un questionnaire, pas les dessins des enfants de Pilani (car je savais que l’homme s’était reproduit par deux fois). Aussi, c’est machinalement que j’ouvris ce cahier à la première page.
Je suis persuadé, encore aujourd’hui, que ce n’était pas par curiosité malsaine : la page eût-elle été blanche, ou constellée de dessins enfantins, que j’aurais abandonné là mes investigations. Mais la première page n’était pas blanche, et nul dessin ne l’ornementait. Une seule phrase était écrite, et cette phrase était un titre : « La stratégie du champignon ». J’étais malgré tout extrêmement méfiant, distant : je ne suis pas de ceux qui fouillent à tout prix, et la personnalité de Pilani ne m’intéressait aucunement. Mais ce titre détonnait par rapport à l’image monolithique que je m’étais faite de l’homme. La seconde page contenait juste une citation entre guillemets, et la mention de son auteur. Je lus ces mots avec surprise : « Je ne te tiens pas. Mes mains depuis très très longtemps se sont promis de ne jamais tenir », Rainer Maria Rilke. Malgré moi, je souris intérieurement : c’était l’époque où je venais de découvrir les Lettres à un jeune poète, et cela m’amusa de penser que Pilani, cet homme dont j’avais cru cerner la personnalité, lisait en fait du Rilke, et avait visiblement écrit un recueil de poèmes intitulé « La stratégie du champignon » : j’imaginais plus assis devant un match de football à la télévision que penché sur une feuille blanche. L’anecdote était amusante, et je me gourmandai de mes jugements à l’emporte-pièce, même si mon estime pour l’homme ne changeait pas : Pilani était simplement un peu moins monolithique que je n’avais voulu le croire. Encore une fois, malgré ma méfiance, je tournai la page, probablement pour pouvoir constater qu’il n’écrivait que des vers de mirliton, et ne l’en mépriser que plus (ceux qui croient qu’ils peuvent facilement passer du rôle de spectateur passif à celui d’artiste, ceux qui, sans éprouver les scrupules de l’humilité, veulent s’essayer à l’art, ceux-là sont des veaux). Sur la page suivante commençait un texte en prose, de l’écriture serrée de Pilani : « Je voudrais parler d’un homme, Pierre P., qui m’est très familier, mais qui me devient étranger. Il était rêveur, il avait des enthousiasmes de gamin, et il est en train de devenir un bureaucrate gristre, avec son petit chapeau, avec sa petite auto (ce n’est que quelques années plus tard que je découvris la chanson de Jacques Brel qui était citée ici). Je voudrais comprendre, car savoir qui est vraiment ce Pierre P., c’est essayer de répondre à mes doutes. La question reste, inquiétante : est-ce que sa vie, aujourd’hui, est la Vraie Vie, et ses rêves passés ne sont que des fumées ? S’est-il menti, à lui-même et aux autres ? Est-ce cela, la maturité ? Mais alors, ces rêves, ces enthousiasmes ? »
Le style de Pilani me plut. Avec distanciation, il semblait analyser ses illusions perdues avec la passion froide qu’aurait un entomologiste à disséquer un criquet. Et pourtant, on sentait un regret, une insatisfaction : il se rendait compte, et avait essayé, par ce cahier, de rassembler les morceaux de son être. L’ensemble me fit une forte impression, dans sa terrible lucidité.
Je refermai le cahier, après avoir rapidement compulsé les pages suivantes : la même écriture serrée remplissait des pages et des pages. J’étais dans une position gênante. A tout moment quelqu’un pouvait surgir et me surprendre dans la lecture de ce journal intime qui n’était pas le mien. En attendant de discipliner mes pensées, je replaçai donc le cahier à sa place, rangeai le tout, puis retournai à mon bureau où, d’un bref appel téléphonique, j’annonçai l’insuccès de ma recherche. Rejoignant mes collègues, je déjeunai rapidement. Comme d’habitude, on brocarda « Pilonné », mais je ne me joignis pas au concert : même si l’esprit potache de mes collègues m’amusait, je n’aimais habituellement pas trop y participer. Et désormais, j’aurais eu du scrupule à poignarder un homme qui citait du Rilke.
L’après-midi se passa de façon classique. Penché sur mes dossiers, je me rendais compte pour la première fois que, derrière la prose impersonnelle des analyses, se trouvaient des hommes qui avaient écrit ces rapports et qui, peut-être, serraient un cahier d’écolier dans le tiroir supérieur droit de leur bureau. Le soir vint, et un à un, mes collègues nous quittèrent en nous disant bonsoir. J’attendis que le dernier fut parti, et que les ascenseurs aient absorbé les salariés des autres services. Puis, dans cette ville fantôme, je rejoignis le bureau de Pilani. Je pris le cahier, le dissimulai au milieu d’un dossier que j’avais emporté, et allai à la photocopieuse. En dix minutes, je disposais d’une copie intégrale du cahier. Je mis l’ensemble des copies dans une chemise cartonnée, allai remettre le cahier dans l’agenda de Pilani, et quittai enfin la banque avec la copie sous le bras. Sur le chemin vers la sortie, je croisai les équipes du ménage qui nettoyaient les lieux.
Je mis un point d’honneur à ne pas ouvrir la chemise à la va-vite, que ce soit dans le métro vespéral ou en arrivant chez moi. Je voulais que la nuit se soit déjà bien installée pour me retrouver en tête-à-tête avec Pilani. Je voulais accorder de l’attention à chaque mot. C’était la première fois et pour l’instant, la seule fois de ma vie que j’avais accès à un journal intime, et je n’entendais pas gâcher cette expérience. (A aucun moment je n’ai éprouvé du remords, ou n’ai eu des scrupules, à lire, puis copier ces pages qui ne m’étaient pas destinées. Peut-être est-ce mon absence de respect pour Pilani qui m’avait dédouané. Je crois plutôt que j’ai su dès le départ que cette occasion de lire la pensée d’un autre ne se renouvellerait pas de sitôt, et j’avais agi en conséquence.)
Je commençai ma lecture tard dans la soirée, à l’heure où la ville ne laisse plus filtrer qu’une rumeur lointaine. Je me rendis compte que, dans ma fébrilité de photocopie, j’avais sauté une double page au début du cahier, visiblement la fin de l’introduction que j’avais lue. Mais le sens général était néanmoins très clair, car tout de suite après cette double page manquante commençait l’essai qui avait pour titre « La stratégie du champignon ». Sous ce titre, le cahier se livrait en fait à une analyse, fine et désabusée, de la fausseté des valeurs sociales « traditionnelles » (il contestait le mariage, en citant « la non demande en mariage » de Brassens, revenait sur l’illusion d’ « avoir une situation », et plus globalement, se montrait extrêmement peu matérialiste et détaché des conventions et contraintes de notre société). J’allais de surprise en surprise. J’avais cru tomber sur un recueil de poèmes, puis un journal intime, c’était plutôt un essai, où se révélait une personnalité extrêmement sensible, éprise d’idéal, en lutte perpétuelle avec sa vie. Et même si les allusions à sa vie de famille étaient discrètes (ma famille, mes proches), on sentait un désaccord d’autant plus complet qu’il avait toujours été dissimulé.
L’essai démarrait vraiment avec une locution mentionnée dans le Littré (« On dit d’un enfant qui grandit vite, il vient comme un champignon »), dont l’auteur avait adapté la vision à nos vies entières. Il estimait que nos convenances, nos valeurs, nos schémas de pensée, sont imprimés en nous depuis la tendre enfance, et comparait le développement d’une personnalité à celui d’un champignon : « Le jeune enfant est égocentré, il reçoit sans rien donner en échange, comme un champignon parasite, qui se nourrit de l’organisme qui le porte sans offrir de contrepartie. Il ne voit pas la patience de sa mère, la tolérance de ses proches, et par dessus tout l’amour dont il est entouré, dans lequel il baigne. Il n’a comme seul point de référence que sa propre personnalité, résolument tenace, obstinée, orientée vers la satisfaction de ses besoins. L’enfant n’écoute pas les autres, car les autres n’existent pas, il pousse égoïstement vers la lumière, si tant est qu’il sache ce qu’est la lumière qu’il cherche. » Un parallèle, non mentionné, à peine évoqué, soulignait qu’il en était de même pour un amour encore jeune, qui vient de naître, ou un amour entre jeunes, qui n’ont pas encore l’expérience, ou les désillusions de l’amour. Un amour jeune, ou un amour de jeunes, peut facilement tomber dans le même travers parasite, où chacun n’est à l’écoute que de son propre cœur. Puis, « L’organisme continue à se développer selon ce schéma de pensée, mais le corps dont il se nourrissait (ses parents, sa cellule familiale) s’estompe. Il aspire à autre chose, prend ce qu’il croit être une indépendance alors qu’il ne fait qu’embrasser une solitude, il se greffe finalement sur la société entière, c’est-à-dire sur rien. En cela, il devient semblable au champignon saprophyte, qui se nourrit d’un corps mort. Et la plupart des adultes deviennent des saprophytes, englués dans leurs amours, leurs obligations, leurs renoncements. La meilleure prison est celle que nous nous sommes bâtie patiemment». S’ensuivait une nouvelle digression sur le mariage, perçu comme un accomplissement, un achèvement, plutôt que comme un point de départ. On peut s’interroger sur ce qu’il restait après cette étape, si définitive. Les enfants ? Mais c’était le même cercle qui recommençait, une antienne bouddhiste affirmant qu’il faut expier des vies antérieures en pratiquant le renoncement volontaire et l’aide aux autres. Et les enfants seraient à leur tour condamnés à vivre la même évolution champignonnesque.
La conclusion de l’essai offrait une note qui se voulait un peu plus optimiste : « Enfin, à l’âge de la sagesse (mais n’est-ce pas aussi l’âge des renoncements ?), on peut apprendre à vivre et à partager, comme le champignon symbiotique, qui se nourrit d’un autre organisme tout en lui offrant des minéraux, ou une protection, en contrepartie. La réelle symbiose, ce n’est pas l’équilibre parfait, où chacun reçoit autant qu’il donne : cette situation-là, ce n’est que de la comptabilité. La symbiose, c’est l’état où chacun est en équilibre, où chacun vit par l’autre et pour l’autre. Je peux vivre en symbiose avec toi, même si tu ne me consacres qu’un dixième de ton temps. Le temps restant, tu le consacres à ta famille, et moi, à ma liberté. » Encore une fois, était souligné le parallèle avec l’évolution de l’amour dans un couple, même si cette évolution était associée à l’âge des renoncements, voire la vieillesse.
Le cahier se finissait ainsi, et je compris enfin. Je feuilletai à nouveau les premières pages, m’attardai notamment sur le vide laissé par la double page manquante, qui contenait probablement la conclusion de ma mystification. Je dormis peu cette nuit-là, et me trouvai le lendemain matin tôt au bureau. Mais un collègue était déjà présent au travail, puis je dus partir en rendez-vous à l’extérieur. Je revins au bureau après le déjeuner, et la journée s’écoula sans m’en laisser un souvenir marquant. Je restai tard, mes collègues quittèrent un à un notre bureau, mais un autre service était en période de bouclage d’une affaire importante, et ce n’était qu’allées et venues dans le couloir. Quand je vis arriver l’équipe du nettoyage, je saisis ma veste et rentrai lentement à pied chez moi.
Ce ne fut que le lendemain soir que je pus accéder au cahier. Je photocopiai la double page manquante sans la regarder. A la nuit tombée, chez moi, je rassemblai sans difficulté le puzzle. « Je voudrais parler d’un homme, Pierre P., qui m’est très familier, mais qui me devient étranger. Il était rêveur, il avait des enthousiasmes de gamin, et il est en train de devenir un bureaucrate gristre, avec son petit chapeau, avec sa petite auto. Je voudrais comprendre, car savoir qui est vraiment ce Pierre P., c’est essayer de répondre à mes doutes. La question reste, inquiétante : est-ce que sa vie, aujourd’hui, est la Vraie Vie, et ses rêves passés ne sont que des fumées ? S’est-il menti, à lui-même et aux autres ? Est-ce cela, la maturité ? Mais alors, ces rêves, ces enthousiasmes ?
J’ai rencontré Pierre lors d’un cocktail à la mairie. Il m’avait plu par son humour, son côté charmeur, et nous avions échangé nos numéros de téléphone, lui ne me donnant que celui de son bureau. Nous nous sommes revus pendant des mois, il était insouciant, même s’il me confiait que sa vie de famille sa femme, ses deux enfants lui pesait et qu’il cherchait une autre qualité de vie. Nous fumes amants, je fus amoureuse. Puis vint le temps des doutes, il annulait nos rendez-vous et éludait mes questions sur sa vie et ses projets de tout changer. Jusqu’à ce rendez-vous Place du Chtelet, il y a un mois. Il avait déjà annulé deux rendez-vous précédents, prétextant une surcharge de travail. J’attendis une heure dans la nuit tombante, puis m’en allai, en souriant tristement à une autre femme qui, elle aussi, attendait quelqu’un depuis longtemps. Elle resta dans l’obscurité, sur cette place, tandis que je partais. « Quel manque d’élégance », soupirais-je, « quel manque d’élégance ».
Depuis, ta secrétaire me dit que tu es en rendez-vous, ou injoignable, et je ne laisse pas de message. Je te comprends, Pierre, et je t’envoie ce cahier pour que tu essaies de me comprendre aussi. Et je ne t’appellerai plus, ne t’inquiète pas.
Dès le début, je m’en rends compte, j’avais jugé ta personnalité, tes choix d’existence, mais tu trouvais toujours une explication, une manière de me rassurer. Aujourd’hui, je reste seule, et te laisse à ta vie. J’ai rencontré d’autres hommes depuis, un qui m’emmène dans un hôtel et remonte ma jupe, un autre dans un café à qui je ne laisse que ma main. Et toi, tu es libre, tu l’as toujours été, je n’ai jamais souhaité te tenir. »
Puis commençait l’essai que j’avais lu. L’écriture, que j’avais prise pour celle de Pilani, était plus ample, et j’en vins à me demander comment j’avais pu les confondre.
Quelques jours plus tard, Pilani revenait de vacances, mais je ne le revis jamais : j’avais été affecté à mon nouveau poste. Je quittai la banque deux ans plus tard, en laissant tous mes dossiers rangés sur mon bureau pour mon successeur.
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