Livre lu : Bernard Mourad – Les actifs corporels

Attention, thibillet assez long, à la dimension de mon enthousiasme.

J’étais dans la lecture du dernier Fred Vargas, Les bois éternels, quand j’ai arrêté pour lire Les actifs corporels, de Bernard Mourad (JC Lattès, 2006, 322 p.)

Cela devrait faire réagir ceux qui me connaissent un peu, ne fut-ce que par thibillets interposés : que j’arrête de lire du Fred Vargas, après tout le bien que j’en ai dit, signifie que j’ai rencontré un Olni.
J’ai donc lu Les actifs corporels, sur le conseil d’une collègue, en moins de 3 jours. Je n’ai à en dire que du bien, et Bernard Mourad est un sacré écrivain. Pour une fois, je vais déroger à ma règle, et livrer un tout petit fragment de l’intrigue, le fondement du roman : une loi passe en France, et des êtres humains (y compris le principal personnage) peuvent s’introduire en bourse et être cotés à titre personnel. Voici, en quelques idées égrenées ci-dessous, pourquoi j’ai énormément apprécié ce roman, et je le recommande chaudement :

  • Bernard Mourad a un vrai style. Incisif, illustré, c’est un style qui manie les mots, tous les mots, avec une très grande précision, une force percutante. Ce gars-là est intelligent, et il sait fichtrement bien écrire. Je vous en donne deux exemples. S’ils ne sont pas à votre goût, le livre en contient des milliers d’autres…

« Un duplex immense décoré dans ce style épuré et polaire, qui fit d’abord fantasmer les yuppies new-yorkais, avant de s’épanouir dans toutes les cantines branchées du globe. »
Bernard Mourad, Les actifs corporels, p. 69.

« Et puis il y avait aussi, bien sûr, de grandes tablées de cadres des cadres supérieurs. Mâles et femelles pour la plupart cotés. Des groupes de bavards instruits, souriants et bien sapés, ravis du bruissement de leur perspicacité. »
Bernard Mourad, Les actifs corporels, p. 209.

Pour cela, en terme d’analogie, cela me fait penser à certaines constructions de style de Jorge-Luis Borges (« des étudiants épuisaient les vastes gradins »), mais on retrouve cela chez beaucoup de bons écrivains contemporains.

    • Bernard Mourad connaît bien la finance, les mécanismes d’évaluation et de fonctionnement des marchés financiers, la vie des institutions financières. Sa force ne tient pas dans la puissance documentaire, mais le côté « analyse d’un système » : la fiction qu’il décrit et développe au fil de ces 300 pages a la puissance évocatrice et réaliste d’une histoire qui pourrait parfaitement être réelle. Cela me rappelle le livre de Romain Gary qui s’appelait Charge d’âme, où le monde moderne apprenait à capter les âmes des mourants pour les transformer en une énergie nouvelle qui venait alimenter les lampes, les automobiles, la société. Le discours était en même temps métaphysique et cruellement humain, avec le style mordant de Romain Gary (mais qui lit encore Gary aujourd’hui ?).

 

  • Enfin, Bernard Mourad a un côté vachard qui est particulièrement réjouissant. C’est le vilain petit canard qui est passé par un système, en a probablement (?) été l’un des pions, voire un cavalier ou un fou brillant, et là, c’est l’heure de l’addition, fort salée, qu’il présente. Cela me rappelle cet autre livre mordant, beaucoup plus court, moins abouti, mais qui a l’avantage d’être téléchargeable gratuitement : Devenez beau, riche et intelligent grce à Word, PowerPoint et Excel, de Rafi Haladjian.

Vous le devinez, c’est un roman que j’aurais aimé écrire et signer, mais je sais honnêtement que je n’aurais pas « articulé le quart de la moitié du commencement » (Cyrano de Bergerac, tirade du nez) des idées de Bernard Mourad :

« Décidément, le marché n’appréciait ni les surprises ni les communiqués intempestifs… Le marché, au fond, était un petit être hypersensible ; vite perturbé par le plus infime des changements dans ses habitudes immuables, dans son petit train-train minuté, dans ses anticipations. On pouvait sans doute le rendre fou, ce marché, en changeant l’emplacement d’un vase, ou la place du pot de beurre dans la porte du frigo… »
Bernard Mourad, Les actifs corporels, p. 205.

Si je devais formuler quelques critiques, elles seraient de ce type :

  • Le style est riche, mais peut créer un effet de lassitude vers la fin du roman, qui ne va toutefois pas jusqu’à l’overdose. Et je n’ai pas de solution.
  • La fin ne m’a pas franchement déçu, contrairement à ce que disait ma collègue, mais il est vrai que j’aurais des idées d’autres fins, ou de raffinements d’intrigue. M’enfin, je ne suis que le critique de service, pas le scénariste.
  • Le roman ne distille pas la joie de vivre. Mais Il faut sauver le soldat Ryan non plus, il n’empêche, c’est un superbe film.

Enfin, si je me suis permis de citer à outrance ce qui n’est pas conforme au pur droit d’auteur, malgré mon adoption du style « citation » dans ma feuille de style c’est pour vous donner envie de lire ce livre, et idéalement de l’acheter pour rendre sous forme de droits d’auteur à Bernard Mourad ce qui lui revient. Allez, pour me faire pardonner, une dernière citation 😉

A propos d’une salle de réunion dans une banque d’affaires :
« Tout cela relevait largement du fantasme, Guyot en avait conscience. Cette pièce destinée à impressionner les visiteurs de prestige constituait surtout un espace de convivialité appréciable pour le petit personnel de Golley Dean. Une salle à manger luxueuse et austère où les salariés pouvaient, le soir venu, partager avec alacrité leurs repas remboursables. Alex se figurait l’attente fébrile qui devait sans doute précéder les livraisons de victuailles. Puis la liesse des jeunes analystes financiers, tapant des mains et des pieds à l’arrivée d’une kyrielle de sacs plastique, bourrés de sushis et de brochettes, de pizzas et de homos, de lasagnes et de viandes en barquettes dont le jus, rafraîchi par le trajet à l’arrière d’une mobylette, commençait à se mélanger aux molécules de polyéthylène. On était sans doute bien entre soi, à mastiquer mollement. A déglutir ensemble en comparant la noirceur des cernes, entassés dans un coin de cette table colossale, désertée par une famille fictive indigne ou délaissée. »
Bernard Mourad, Les actifs corporels, p. 43-44.

En conclusion, et pour reprendre Cyrano, je ne connais pas personnellement Bernard Mourad « mais je lui serrerais bien volontiers la main ». (Je radote, j’ai déjà dit ça à propos d’Ayroles et Masbou…)

Ce contenu a été publié dans Citations, Finance, Livres, avec comme mot(s)-clé(s) , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

12 réponses à Livre lu : Bernard Mourad – Les actifs corporels

  1. nerik dit :

    ragoutant. Tu me le prêtes ?

  2. Yann dit :

    C’est culinairement trop réaliste pour ne pas avoir été vécu, les mots sont toutefois plus succulents que le repas. Ca m’a vraiment l’air très bien tout ça

  3. Da Vinci yog dit :

    Ton OLNI a l’air effectivement d’assez bonne facture.
    Néanmoins, j’ai quelques fulgurances a priori sur le principe même de côter en bourse l’individu:

    *L’hypothèse de départ semble mener vers une société matriarcale dans la mesure ou la capitalisation boursière des femmes sera mécaniquement plus importante que celle des hommes pendant la grossesse (à condition de définir l’âge minimum d’introduction en bourse au stade embrayonnaire).

    Tu me répondrais peut être qu’il y a dégradation de l’actif pendant la grossesse (si le cours de l’action est corrélé aux critères physiques ou d’humeur de l’individu),mais je te répondrais que cette dégradation est un investissement à effet de levier (comme l’endettement) puisque le résultat est une autre source de capitalisation…

    ** L’hypothèse mène a un monopole originel caché ou le Créateur s’en met plein les fouilles et est obligé de créer "la meilleure matrice possible" pour diriger de Sa main invisible les petites fourmis que nous sommes qui oeuvrent pour le Compte de la Dieu S.A.

    En effet, la parité Homme / Femme interdit à la maman d’instaurer le régime sociétal mère -fille à l’actif qu’elle porte en elle ou qu’elle met au monde. Le principe de la Joint-Venture est donc retenu. Mais comme un enfant se fait rarement plus qu’à deux, nous sommes donc sur du 50/50 pour les deux parties.

    Comme on remonte tout au Patron et que Dieu est père de tous les Hommes, c’est donc Dieu l’homme le plus riche du monde.

    Qu’en penses-tu?

  4. Docthib dit :

    @ Nerik 1 : je te le prête, OK, si tu me trouves un lieu de RV vespéral pour que je te le transmette 😉

    @ Yann : j’ai adoré le « mélangé aux molécules de polyéthylène », j’en avais la saveur dans la bouche…

    @ Da Vinci Yog : contrairement aux critiques cannoises du film quasi-éponyme, là, c’est du grand Yog. Le retour du Jedi de la plume, avec l’exploit d’arriver à être cohérent, que dis-je, parfaitement pertinent, dans une matière que certains pourraient considérer comme accessoire par rapport au Marketing, au hasard. Il y a quantité de « fulgurances » dans ce commentaire, je te livre donc quelques paratonnerres.
    1. la femme enceinte ne vaut pas plus, je pense, car la valeur actuelle des dépenses d’élevage doit être supérieure à la valeur actuelle des salaires futurs du garnement / de la péronelle.
    2. Les femmes vivent plus longtemps que les hommes, mais sont moins bien payées. Je ne suis pas sûr qu’elles seraient sur-cotées, mais probablement pas sous-cotées (rechignent pas, moins douillettes, passent pas des heures au bureau pour le plaisir, etc.)
    3. le régime mère-fille est autorisé, mais je pense que la filiale biologique cherchera vite à se faire coter pour diluer l’influence de la mère
    4. Dans une JV 50-50, personne n’est majoritaire, donc bonjour les querelles sur le choix du papier peint
    5. Pour que Dieu s’en mette plein les fouilles, faut d’abord qu’il ait craché du cash pour acheter des actions. (rappel : ce sont les individus qui choisissent de s’introduire en Bourse)

    En tout cas, c’est superbement bien analysé, et mes deux dernières réponses sont : beaucoup de ces élucubrations logiques se retrouvent dans le livre ; les autres forment, avec les miennes, des possibilités d’autres fins que celle du livre. En tout cas, bien joué.

    @ Nerik 2 : je te réponds sur ton billet… plus tard ! (Mise à jour : c’est fait).

  5. Yann dit :

    " contrairement aux critiques cannoises du film quasi-éponyme" qui ne diront jamais cette triste vérité que le bouquin etait mauvais et que donc par conséquence le film l’est.

  6. Docthib dit :

    Je ne sais pas, je n’ai pas lu le livre, et n’irai pas voir le film. J’attends les sorties de trucs plus importants, comme X-men III. Je me méfiais de cet engouement mondial (cela dit, je me méfiais de Harry Potter, et j’ai dévoré les premiers… puis l’enthousiasme est retombé (le mien ou celui de l’auteur ?)). Un ami qui travaille à Londres m’a dit qu’un jour, dans son compartiment de métro, tous les voyageurs qui lisaient un livre lisaient… le DaVintchiKod.

  7. josephine dit :

    Vraiment bien aimé aussi, on sent du vrai vécu, on reconnait le sien, ca rappelle des souvenirs. L’intrigue aurait pu tomber dans des collections de clichés, mais il a réussi à s’en sortir avec brio.

  8. colico dit :

    Oui, superbe bouquin, vraiment. Je partage l’enthousiasme de Thib pour ce jeune auteur qui a su affirmé un vrai style et un ton unique, ce qui est rare surtout pour un premier roman.

  9. Alf dit :

    Une bombe ce bouquin, merci du conseil, je l’ai offert a trois potes… Ce mec est énorme

  10. Docthib dit :

    Oui, j’en avais dit tout le bien que j’en pensais. Il serait temps de voir s’il n’a pas publié autre chose depuis.

  11. drjack dit :

    Attention attention……le scoop! Le nouveau Bernard Mourad est en pré commande sur le site de la fnac…. Le
    Libre échange….Ca laisse présager le traitement d’un sujet tout aussi original que celui de son premier roman….

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.