J’ai toujours été fasciné, ou un peu angoissé, par l’instant de l’endormissement.
Il y a 20 ans et quelques, j’avais lu des récits de Lovecraft, dont une nouvelle qui s’appelait Hypnos. En épigraphe, elle avait cette citation de Baudelaire que je cite de mémoire « à propos du sommeil, aventure de tous les jours, on peut dire que la majorité de la population va s’endormir chaque soir avec une insouciance qui ne peut être expliquée que par l’ignorance du danger ».
L’endormissement, pour moi, c’est un moment très particulier, très subtil, la superposition de deux états (veille / sommeil) dans un équilibre instable.
Pour moi, l’endormissement correspond à deux phénomènes, deux idées que je souhaite partager.
- Le premier phénomène, c’est que l’endormissement est un état de pur abandon, dans lequel on est en vulnérabilité totale. En effet, quand on est éveillé, on a nos barrières bien relevées, nos boucliers ajustés, le monde extérieur peut nous agresser, nous avons de quoi répondre. Nous sommes en état de veille, au sens guerrier du terme. Quand nous sommes profondément endormis, ces boucliers du réel ont été remplacés par une autre chape protectrice, celle du sommeil profond : nous sommes aveugles et sourds au sollicitations, et il faut de l’insistance pour que nous nous réveillions, péniblement, et lentement. Mais entre ces deux moments de protection, celui de la journée avec ses boucliers qui reflètent le soleil, celui de la nuit avec son couvercle de lune, il y a le crépuscule : l’endormissement. Le moment où, peu à peu détendus, nous baissons nos barrières. C’est un glissement insensible, certains ont une ultime détente des nerfs, un sursaut, qui signale la baisse des boucliers. Pendant quelques minutes, nous sommes totalement vulnérables. Pour preuve : tous ceux qui, sous prétexte d’une bonne blague, nous surprennent à ce moment-là. Qu’ils puissent tous rôtir en enfer, pour la peur pure qu’ils nous infligent. Attaquer quelqu’un pendant son endormissement, c’est criminel, c’est dangereux, c’est le reflet d’une méchanceté telle qu’elle ne peut être que le produit d’un manque d’imagination.
- Le deuxième phénomène, c’est l’esprit en roue libre. On se couche à deux, on se détend, on papote, et puis, peu à peu, l’endormissement surgit. Mais le cerveau continue la conversation, avec ses propres termes, dans notre tête. Et il m’arrive souvent de répondre à voix haute, en fonction de mon cinéma intérieur. Cela donne des choses du genre : (conversation normale) « tu sais, je pense que… » « ah oui, je suis d’accord, d’ailleurs ça me rappelle… » puis (endormissement progressif) puis silence (cerveau en roue libre) et soudain « Non parce que les lapins, ils vont manger des nouilles ! » ‘Quoi, qu’est-ce que tu dis ?! » « Mmrrfff, euh non, rien, excuse… » puis (endormissement progressif) puis silence (cerveau en roue libre) et soudain « Je ne peux pas enlever mes nageoires, merde ! » « Euh, ça va ? » « Moui, moui, pardon… » (endormissement définitif).