Sur les dernières semaines, les valeurs boursières sont malmenées, notamment les valeurs du secteur bancaire. Prenons le cas de BNP Paribas (graphique joint) : la baisse est quasiment continue depuis début juillet.
Au sujet de cette baisse (de la Bourse en général, des valeurs bancaires en particulier), la presse économique a pointé du doigt les ventes à découvert.
Rappelons d’abord le principe de la vente à découvert, pour éviter quelques fantasmes populaires.
- Ce qui n’est pas de la vente à découvert, et qu’on appelle « l’investissement boursier classique ». L’investisseur a de l’argent liquide, et il achète des actions. Il est alors en position longue (long, dans la langue de Jess Long), c’est-à-dire qu’il détient des actions. Il attend que le cours de celles-ci monte. Quand le cours a monté, l’investisseur revend les actions et récupère une plus-value.
- La vente à découvert (VAD). L’investisseur vend ce qu’il n’a pas en portefeuille, il se met donc à découvert, non pas d’un montant en argent, mais d’un montant en titres (« Vous avez -100 actions Société Générale sur votre compte »). Il est alors en position courte (short, dans la langue de Shorty Rogers, d’où le superbe barbarisme « je vais shorter des actions »). Il récupère l’argent liquide de la vente, et attend que le cours des actions baisse. Il rachète celle-ci à un cours inférieur et comble son découvert en titres (« Vous avez -100 + 100 = 0 actions Société Générale sur votre compte »). Au passage, il a fait une plus-value, puisqu’il a vendu pour plus cher qu’il n’a racheté, mais l’ordre est inversé par rapport à un investissement classique : ici, on vend d’abord, on achète après.
Il en découle que la vente à découvert est en fait une spéculation à la baisse : on fait de la VAD parce que l’on pense que les cours vont baisser. Normalement, il y a plusieurs questions qui en découlent.
Est-ce qu’il peut y avoir causalité, c’est-à-dire que le fait de faire des VAD fait baisser les cours ?
Oui. Normalement, la VAD n’a pas été conçue pour cela : il y avait une information exogène (par exemple, on sait que tel indicateur va être publié) qui faisait penser que les cours allaient baisser, et certains pratiquaient alors des VAD. Mais le fait de vendre à découvert, c’est vendre, et s’il y a beaucoup de ventes, eh bien ça fait baisser les cours.
On peut donc assister à l’inverse d’une bulle spéculative : rappelez-vous, à l’époque des dot.com (années 2000), on achetait des actions « parce que ça n’arrêtait pas de monter », et donc on achetait, et donc ça montait. Le problème de ces petits jeux, c’est qu’il faut vite repasser le Mistigri (la patate chaude) à quelqu’un d’autre, parce qu’au final, celui qui a acheté au plus haut de la bulle des dot.com, eh bien, hum, il est méchamment collé à sa position (cf. graphique joint).
De la même manière, dire « ça va mal » et faire des VAD, c’est du domaine de la prophétie auto-réalisatrice : si les cours baissent, est-ce que c’est parce que ça allait mal, ou est-ce à cause des VAD ? Quand homme blanc couper beaucoup de bois, ça veut dire hiver sera froid. Nous reviendrons sur cette histoire d’information.
Est-ce que la VAD permet de s’enrichir avec ce qu’on n’a pas ?
C’est un fantasme populaire assez courant, du genre « Je vends 1 milliard d’actions que je n’ai pas, je les rachète quand elles baissent, et j’empoche la différence ». Ne parlons même pas de l’incertitude (c’est pas sûr que ça va baisser), mais plutôt du coût. La vente à découvert nue (naked short), c’est-à-dire le fait de vendre des titres qu’on n’a absolument pas, est très peu courante, et elle n’est pas possible pour des investisseurs individuels. La plupart des institutions financières, pour accepter une VAD, demandent que vous ayiez un engagement, par exemple, que vous ayiez emprunté les titres. La VAD devient alors (1) j’emprunte des titres (qui ne sont pas à moi, donc) (2) je les vends à découvert (3) j’attends que ça baisse (4) je rachète (5) je rembourse mon emprunt. Ce n’est plus ici une vente à découvert nue, car j’ai un engagement sur ces titres. Et la conséquence la plus importante, c’est que je paie un intérêt sur cette opération. Ce n’est donc pas une opération magique ou gratuite.
Cela dit, je suis preneur d’informations quantifiées, car je constate que quantités d’informations (me) manquent : quelle est la proportion des naked shorts dans le total des VAD ? Quels sont les montants de VAD en % des échanges actuels ? Quels sont les acteurs les plus actifs ?
Je signale qu’à ce jour, on n’a pas de preuve formelle que les ventes à découvert déclenchent des baisses de cours : cela peut tout aussi bien être le fait que les VAD illustrent des problèmes qui, par ailleurs, déclenchent des baisses des cours.
Quels sont les intérêts de la vente à découvert ?
On rentre ici dans des opinions. C’est un sujet amplement débattu. Voilà mes deux sous d’impressions sur le sujet. Je trouve que les VAD sont plutôt une bonne chose, en terme de liquidité, et en terme de circulation de l’information.
- Liquidité. Sur un marché, la fixation du prix est fonction de l’offre et de la demande. Pour avoir confiance dans le prix fixé, il faut que l’on constate de gros volumes d’offre et demande (prix d’équilibre). Or, sur certaines actions, il peut y avoir pénurie de titres, soit parce que peu de titres sont cotés, soit parce que les investisseurs ne veulent pas s’en défaire. On constate aussi, en finance comportementale, que le fait de détenir des titres peut biaiser les décisions de revente, et conduire à conserver des titres trop longtemps. Aussi, un marché qui ne serait gouverné que par ceux qui détiennent des titres serait un marché incomplet. La VAD permet à n’importe qui de faire une transaction sur des titres donnés, qu’il les aie en portefeuille ou pas. Cela élargit donc le marché, ce qui est une bonne chose pour la liquidité des échanges et la fixation des prix d’équilibre.
- Circulation de l’information. En suivant la théorie des signaux, ce qui fait bouger les marchés boursiers, ce ne sont pas les performances économiques des sociétés, mais plutôt les informations. Si un cours boursier varie, c’est que de nouvelles informations pertinentes sont apparues ; si un cours boursier ne varie pas (c’est-à-dire, si l’offre et la demande restent au même état), cela veut dire qu’il n’y a pas de nouvelles informations pertinentes : soit que les nouvelles informations soient inutiles, soit qu’elles aient déjà été intégrées dans les cours, donc dans l’équilibre actuel. Certes, ici, j’évite de définir ce que j’entends pas « information pertinente », je ne le fais qu’en établissant le symptôme : j’appelle information pertinente une information qui fait fluctuer le cours boursier. En ce sens, la VAD est un signal, elle transmet de l’information. S’il y a des rumeurs sur un titre, et que ces rumeurs conduisent à des VAD, cela indique un certain degré de crédibilité de ces rumeurs. Attention : je n’ai pas dit « Si une rumeur déclenche des VAD, cela veut dire qu’elle est vraie ». Je dis « Si une rumeur déclenche des VAD, cela veut dire que certains investisseurs sont prêts à prendre le risque (et le coût) d’une VAD, cela nous donne donc une information sur l’état d’esprit du marché ». C’est en ce sens que je dis que les VAD aident à faire circuler l’information existante, ou aident à créer de nouveaux éléments d’information. Ce qui me met la puce à l’oreille, c’est le fait que les valeurs bancaires continuent à baisser (cf. 1er graphique) alors même que les informations sont connues depuis plusieurs jours / semaines (merci à Amine C. pour le lien). Si les VAD continuent, c’est bien que nous ne sommes plus dans un marché de faits, mais dans un marché de rumeurs.
Quid de la règlementation sur les VAD ?
Je vais répondre de manière beaucoup plus générale. Il y a à mon avis deux domaines où la loi, à l’inverse de la proverbiale cavalerie, arrive systématiquement en retard : (1) les questions de propriété intellectuelle et de copies de fichiers sur Internet (peer-to-peer…) (2) les produits financiers. Tout simplement parce que, dans ces deux cas, les opérateurs ont toujours une longueur d’avance, et une plasticité que n’ont pas les législateurs : le temps de constater un débordement, d’analyser et de légiférer, les opérateurs auront contourné la difficulté et/ou inventé un nouveau système / produit qui rend la loi obsolète.
Donc, argument moral : la VAD c’est mal, la spéculation, c’est mal, il faut interdire tout cela. Réponse pragmatique : il y a des lobbies qui essaient d’influer sur les lois ; les politiciens ont une durée de vie limitée dans leur mandat, et en parallèle des intérêts supérieurs de la nation, ont aussi des intérêts personnels ; quand bien même une loi équitable serait voté rapidement (notez le nombre d’hypothèses…), cela ne suffirait pas : il faudrait ensuite s’assurer d’un minimum de ressources allouées pour contrôler et réprimer, rapidement et efficacement. Pour illustrer ce propos, prenez l’exemple récent de l’établissement des lois Hadopi / Hadopi 2, qui ferait probablement un très bon cas d’école en théorie de l’agence et sociologie des organisations).
Revenons à la finance. On peut constater depuis très longtemps que les innovations financières ont suivi systématiquement le même cycle :
- Une innovation est mise en place pour répondre à un besoin : la vente à terme, les marchés d’options, la titrisation, les swaps de défaut de crédit (CDS)… ou la VAD.
- Des opérateurs s’emparent de cette innovation et la détournent pour d’autres besoins. Par exemple, les transactions à terme sur le pétrole ou l’or sont pratiquées aujourd’hui par quantité d’opérateurs qui ne cherchent aucunement à se couvrir sur ces actifs : ils n’auraient que faire d’une livraison de pétrole, tout ce qu’ils cherchent, c’est un profit sur un titre financier. De même pour les CDS, comme l’illustre cet article (merci Hans Moretti).
Ma conclusion : je ne pense pas que la législation soit la seule solution. Elle aura toujours un temps de retard. Et en attendant une mutation de l’espèce (toujours possible), je pense qu’il faut revenir à la théorie de l’agence, c’est-à-dire travailler sur les rémunérations et les sanctions.
- Les rémunérations, pour aligner les intérêts personnels sur l’intérêt commun (vaste chantier, ne serait-ce que pour définir l’intérêt commun… Avec tous les lobbys qui essaieront d’expliquer leur vision de ce concept).
- Les sanctions, ce qui veut dire des ressources allouées à des organismes indépendants pour contrôler et sanctionner efficacement.
Je sais, je rêve.