Finance durable – lettre d’information #2

James Bond doit-il prendre le temps de remplacer son Aston Martin par une Jaguar ?

No time to buy

La sortie du dernier James Bond, film qui clôture l’ère de Daniel Craig dans le rôle de l’espion britannique, est intéressante en termes de gestion des risques en relation avec le temps qui s’écoule. En effet, la date de sortie du film a été décalée plusieurs fois, avec les impacts que l’on peut imaginer sur la profitabilité du projet. La profitabilité, c’est un peu la james bond girl de la finance d’entreprise : on calcule la valeur d’un projet en comparant l’investissement nécessaire d’un côté, et les revenus rapportés de l’autre. Or, comme les revenus sont répartis dans le temps au fil des années d’exploitation, on procède à une actualisation des recettes nettes des dépenses. Après actualisation de ces cash-flows, on obtient la valeur actuelle nette du projet (VAN, ou NPV dans la langue de Ian Fleming). Et comme on ne sait pas deviner l’avenir avec précision, on procède généralement à plusieurs calculs en faisant varier les différents paramètres du scénario : les ventes espérées, les coûts d’exploitation, les dépenses impromptues, et aussi le taux d’actualisation à retenir pour procéder au calcul. Toutefois, dans ce calcul de scénarios, il est beaucoup plus rare de retenir comme variable les retards du projet. Pourtant, la simple question « et si le projet prenait six mois de retard ? » est souvent celle qui a le plus d’impact sur la rentabilité d’un projet.

Dans le cas du James Bond, ce film est un des premiers à avoir subi de plein fouet les conséquences de la pandémie Covid-19. En effet, de report en report, on arrive à un total de 24 mois de décalage, dont 22 mois pour des raisons sanitaires suite à la pandémie Covid-19. Pour éviter un flop dans des salles désertées, les producteurs décalent en effet la sortie d’avril à novembre 2020, puis à mars-avril 2021 et finalement à octobre 2021. Selon The Hollywood Reporter, si la Metro Goldwyn Mayer était restée arc-boutée sur la date d’avril 2020, elle aurait perdu jusqu’à 300 millions de dollars de recettes sur son film.
Cela suscite deux interrogations :

  • Une première question qui est pragmatique et à court terme : « est-ce que ça en valait la peine de décaler la sortie du film de 22 mois à cause de la pandémie ? »
  • Une seconde question qui est plus du domaine philosophique – « Compte tenu des nouveaux risques (environnementaux, sanitaires…) qui surgissent sur notre planète, doit-on – et comment peut-on – intégrer le supplément d’incertitude dû aux retards dans les décisions d’investissement ?« .

Un calcul de valeur actuelle nette (VAN) – assorti, il est vrai, de nombreuses hypothèses simplificatrices en l’absence de chiffres détaillés – montre que le choix de décaler la date de sortie n’a pas été trop dommageable pour les producteurs. À ce jour (début décembre 2021), et selon mes calculs, le film n’a pas encore été rentabilisé : il lui manque encore 70 à 80 millions $ de profits actualisés pour arriver à l’équilibre, alors qu’une sortie en avril 2020 aurait conduit à un manque-à-gagner estimé au double (soit 140 millions de profits manquants). Mais les profits ne sont pas les ventes. Aujourd’hui, toujours d’après mes estimations, le film a encore besoin de 170 millions $ de recettes pour arriver à l’équilibre, contre 326 millions s’il était sorti en pleine pandémie – pour un coût total à rentabiliser estimé à 800 millions $. (Données : wikipedia, damodaran.com, calculs : votre serviteur). Même si les montants semblent énormes, on peut faire confiance au charismatique espion de Sa Majesté : d’une part, le film est toujours projeté en salle, et d’autre part, il n’a pas encore commencé à engranger les recettes des diffusions en DVD, Blu-ray, streaming ou télévision. Or, selon une étude de Deloitte Insights, les revenus en salle représentent certes la première source de revenus d’un film (46 %), mais si l’on cumule la part à venir des recettes vidéo/DVD (36%) et celle des diffusions télévisées (18%), il y a pas trop de souci à se faire pour la rentabilité de ce blockbuster.

Alors, faut-il prendre son temps en ces temps difficiles pour l’économie ? L’actualité nous apporte une autre illustration en ce début décembre 2021 : la firme Jaguar vient d’annoncer qu’elle ne va lancer aucun nouveau modèle de voiture d’ici 2025 pour mieux se concentrer sur le développement de ses véhicules électriques. Ainsi, au lieu d’adapter progressivement ses modèles actuels à une motorisation électrique, Jaguar fait le pari de l’innovation de rupture : repartir de zéro, investir massivement dans la recherche et développement, et se donner quatre ans pour sortir de nouveaux modèles vraiment nouveaux.

Rowwrrr !!

Cela pose des questions non seulement commerciales (que vont vendre des concessionnaires pendant ces quatre années ? Avec quel manque-à-gagner ?), mais aussi stratégique (Les concurrents vont-ils profiter de ces quatre années pour prendre des parts de marché ? Quel devra être le degré de nouveauté des futures Jaguar électriques pour compenser quatre années d’absence du marché ?)
Dans les deux cas évoqués, une société décide de se priver de recettes immédiates pour s’assurer de recettes plus importantes dans le futur. Il ne s’agit pas d’un ralentissement d’activité, mais bien d’un report au lendemain sans contrepartie immédiate. Notre intuition est que ce genre de décision sera prise de plus en plus souvent dans un monde qui doit s’adapter aux problématiques de soutenabilité économique et humaine. D’une part, les entreprises vont être confrontées à des questions de rupture technologique et de risques de transition – or, il n’est pas si simple de remettre à plat tout un processus de production pour le rendre plus vert sans pour autant déclarer une mise à l’arrêt des machines ou un arrêt des processus. D’autre part, des événements extrêmes risquent d’arriver plus souvent qu’auparavant (inondations, crises sanitaires, rupture d’approvisionnement en énergie ou en eau…), ce qui va bouleverser l’activité de quantité d’entreprises et les recettes qu’elles peuvent tirer de leurs marchés respectifs. Pour parler en jargon financier, le Bêta des entreprises de loisirs (dont font partie les studios de cinéma) va probablement augmenter.

Ainsi, le temps, que nous avons pris l’habitude de considérer comme une variable continue, pourrait devenir de plus en plus une variable discrète, avec des problématiques d’arrêt et de redémarrage qui prendront le pas sur nos anciennes problématiques de récession et de croissance. James Bond a beau nous dire que demain ne meurt jamais, force est de constater qu’avec notre besoin actuel en ressources, le monde ne suffit pas.


Liberté éditoriale #2

Le thème de cette lettre d’informations – le temps – n’arrive pas vraiment par hasard, même si l’actualité récente a eu la sérendipité de me fournir les deux exemples ci-dessus. Dans ma liberté éditoriale autoproclamée, une des motivations majeures était mon impatience.

Il faut imaginer un auteur (ou une autrice) qui a sué sang et eau pour sortir son manuscrit et qui le remet avec un soupir de soulagement à son éditeur, un peu comme on passe la patate chaude : « À vous de jouer maintenant ! » Et puis plusieurs semaines s’écoulent, voire plusieurs mois – parce que, autant l’auteur est égoïstement autocentré sur son ouvrage, autant l’éditeur doit mener en parallèle de multiples projets de livres avec leurs calendriers respectifs, ce qui conduit à des goulots d’étranglement dans les ressources. Un jour, l’auteur reçoit enfin les épreuves. Il s’agit alors de relire et corriger très vite, avant de renvoyer le livre expurgé des erreurs les plus criantes. L’auteur se dit alors « chic, c’est la dernière ligne droite ! » D’autres semaines s’écoulent. On peut avoir la surprise d’une deuxième version des épreuves – à relire très rapidement, évidemment, le temps c’est de l’argent. Ou bien il s’agit de rédiger la quatrième de couverture, ainsi qu’une présentation de l’auteur. L’auteur se dit alors « c’est pour demain ! » Et il doit encore ronger son frein (d’Aston Martin) plusieurs semaines avant la mise en production, qui elle-même sera suivie par la distribution et enfin la mise en place dans les rayons. Tout cela prend du temps… Encore une fois, ce n’est pas une critique de mes éditrices et éditeurs – qui font ce métier beaucoup plus souvent par passion que pour des raisons bassement mercantiles. Il s’agit plutôt de témoigner de mon impatience, qui ne semble pas s’être assagie avec les années, bien au contraire (car contrairement à ce que prétend James Bond, on ne vit qu’une fois).
Ce long préambule est pour expliquer mon choix de l’auto édition. J’avais l’intuition que ce choix permettrait de gagner du temps, car il me fait endosser à la fois le rôle de l’auteur que je peux fouetter et celui de l’éditeur que je peux houspiller. Il fallait néanmoins tester cette solution : c’est ce que j’ai fait en avril 2021 avec cette œuvre de jeunesse. Les résultats ont été conformes à mes espérances (à défaut des ventes…), mais je ne recommande pas forcément ce choix à tout le monde, car il présente aussi des inconvénients. Avant tout, on se prive de l’œil et des bons conseils des professionnels sur des sujets aussi cruciaux que la mise en page, la structure et l’équilibre de l’ouvrage, les corrections typographiques, les impropriétés stylistiques ou les jeux de mots foireux… Mais comme dit le grand philosophe Peter Parker, avec de grands pouvoirs viennent de grandes responsabilités. Aussi, tel un Prométhée dérobant le feu éditorial, j’ai voulu faire cette expérience. Cela offre aussi des avantages qui, je l’espère, se dévoileront avec le temps, quand il s’agira de sortir une 2ème édition, puis une 3ème : l’auto édition réduit drastiquement la durée du cycle de production, et permet donc de coller plus précisément à l’actualité. En revanche, cette solitude glorieuse présente un inconvénient quant à la qualité du réseau de distribution : c’est une chose d’être diffusé et marketé par un éditeur professionnel au niveau national, c’en est une autre que de faire soi-même du porte-à-porte numérique. Là encore, « time is of the essence » comme le dit le dévoué Jeeves au papillonnant Bertie Wooster.
Concluons enfin sur le temps et les délais : nonobstant les pénuries de papier annoncées par les éditeurs et la charge de travail non anticipée sur ce semestre d’automne, je confirme que pour l’instant, la date de sortie du livre est toujours fixée à décembre*.
* NB : Celles et ceux qui connaissent le modèle très puissant du MBTI savent qu’il y a deux types de comportements face aux échéances à respecter : les personnes pour qui « sortie du livre en décembre » signifie remise du manuscrit en novembre pour être sûr que l’ouvrage soit disponible dès le premier décembre ; et puis l’autre catégorie de la population, pour qui « sortie du livre en décembre » prendra le sens de « si j’envoie le fichier définitif à l’éditeur au 31 décembre à 23 heures 59, je ne suis pas en retard ! » Là encore, le temps nous dira dans quelle catégorie se situe votre serviteur.


Opération Tonnerre

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