CovidCampus #7 : les trois composantes de la valeur d’un diplôme, et l’impact du basculement à un enseignement en ligne

Ce thibillet fait partie d’une série de réflexions sur la crise du Corona virus et le passage immédiat de mes cours en présentiel à une version en ligne.

À la date où ce thibillet est écrit, il existe encore des incertitudes sur la rentrée dans les écoles de management en Europe.

  • Le scénario le moins probable – mais pas impossible – est un scénario « comme avant » : des amphis remplis d’étudiant(e)s, des professeurs en face à face, et une école en accès libre (bureaux, cantine, bibliothèque, salles de travail).
  • Le scénario à l’autre extrême des conditions logistiques est celui d’une reprise des cours comme durant le confinement, c’est-à-dire 100% en ligne, de même que toutes les dimensions du métier d’enseignant-chercheur (tutorat de mémoires en ligne, réunions de travail en visioconférence, et beaucoup d’échanges de mails – encore plus que dans les conditions normales d’exploitation).
  • Et puis vient la 3ème voie, ou plutôt, toutes les voies moyennes, consistant en un cocktail pondéré d’interventions en ligne, de cours en salle – avec certain(e)s étudiant(e)s à distance – et de pré-requis numérisés, le tout envisagé de manière synchrone ou asynchrone.

À la date où ce thibillet est écrit, les dés ne sont pas définitivement jetés, et je ne doute pas que la majorité des écoles et universités sont en train de réfléchir fiévreusement à l’organisation de la rentrée de septembre. Si l’on se place du point de vue du consommateur / du client, c’est-à-dire de l’étudiant, qu’est-ce qu’une formation ?

En d’autres termes, qu’y a-t-il dans un diplôme, quelles sont les composantes de ce bout de papier dont Shakespeare (ou Humphrey Bogart) pourrait dire qu’il est fait de la même étoffe que celle des rêves ?

Qu’est-ce qu’un(e) étudiant(e) ou un(e) manager vient chercher dans une formation ? À mon avis, 3 choses distinctes :

  1. La connaissance : apportée par les professeurs & chercheurs, mais aussi disponible dans les manuels, ou encore, co-construite lors des projets de groupe. On apprend, on comprend, on développe des réflexes de pensée et d’action. C’est une des dimensions du travail du professeur que de créer un parcours pédagogique cohérent, comme un jeu de marelle qui alterne les activités, les temps forts ou faibles et les éléments du jeu de Lego : exemples, concepts, pièges, applications pratiques, discussions, anecdotes, références à l’actualité, exposés, feedback…
  2. La marque & le positionnement : une partie de la valeur du diplôme tient à l’étiquette de l’école. Certains ne jurent que par les classements, mais ceux-ci ont le mauvais goût de ne pas rester stables, et la bonne note d’une formation change suivant l’organisme ou le journal qui opère le classement ; d’autres se fient à la réputation établie depuis des décennies (Ah, La Sorbonne…). Et les écoles & universités ont bien pris soin de cet actif immatériel au fil des années : il y a les leaders, ceux que tout le monde connaît ; puis il y a les spécialistes, qui se sont créé une niche de réputation : « la meilleure formation en entrepreneuriat à l’Ouest du Pecos », « la première école de vendeurs »…
  3. L’expérience collective. Une formation n’est pas qu’un ensemble de chapitres de manuels estampillés d’une marque (et d’un prix…). Les étudiant(e)s et managers viennent pour vivre une expérience collective, qui a lieu autant en dehors qu’à l’intérieur des salles de cours. Ce mélange de réseautage, de projets collectifs et de brassage de cultures européennes et extra-européennes conduit à faire « prendre la mayonnaise ». Les promotions se suivent sans être identiques : certaines mayonnaises sont plus liées, d’autres sont plus pimentées, et la plupart ont une couleur unique. Notons néanmoins que beaucoup de programmes offrent aujourd’hui une telle électivité des parcours et des modalités (alternance, césure, séjour à l’étranger) qu’il devient de plus en plus difficile de parler d’esprit de promo dans une cohorte d’étudiants qui seront diplômés le même jour. On assistera en fait à la formation de plusieurs sous-groupes où les participants se connaissent et se retrouvent dans une même expérience commune.

Ces trois composantes (diplôme = connaissances + marque + expérience collective) sont les piliers d’une formation au management, et même si l’on se doute que la pondération n’est pas uniforme (1/3 de connaissances, 1/3 de marque, 1/3 d’expérience vécue), il est difficile de juger du poids de chacune des trois composantes dans la valeur d’un diplôme donné.

Mais tout cela, c’est pour le monde réel, celui des cours en face à face et des tutorats de mémoire dans le bureau du professeur.

Qu’en est-il quand on passe brutalement à une formation 100% en ligne ? Regardons l’impact sur ces trois composantes :

1. Impact sur la connaissance. L’animation 100% en ligne crée des frustrations et des manques: les discussions de groupe sont plus difficiles à lancer, la participation est plus faible, et l’animateur doit investir dans quantité d’applications et de techniques à distance pour espérer retrouver le niveau d’une animation en salle. On peut estimer que la valeur du parcours pédagogique est dégradée par rapport à ce que l’on pouvait faire en face à face. Posons comme hypothèse qu’un cours entièrement en ligne va atteindre seulement 80% de la qualité d’un cours en face-à-face (soit une perte de -20% par rapport à l’équivalent en présentiel).

2. Impact sur la marque. Cette composante est peu affectée par le passage à 100% en ligne. Une marque, ce sont des classements, un réseau d’ancien(ne)s qui ont réussi, et une reconnaissance des entreprises et autres organisations. Pour prendre une analogie qui est peut-être discutable (je ne suis pas expert en Marketing), la valeur de la marque Darty ne dépend pas du % des ventes réalisées dans les magasins par rapport au % de ventes réalisées en ligne. On peut donc supposer que la composante Marque gardera la même valeur en cas de basculement à des cours 100% en ligne.

3. Impact sur l’expérience collective. Aïe, c’est là où cela va se dégrader. Dans le cas d’étudiant(e)s confinés, ou en tout cas isolés, l’expérience collective va se réduire comme peau de chagrin. On ne peut pas tabler sur des groupes Whatsapp ou des forums de discussion pour instiller le même esprit que lors d’une scolarité dans un lieu physique. Et que dire des activités extra-scolaires ? Les associations estudiantines, les soirées, les défis sportifs, les missions de la Junior Entreprise sont autant d’occasions d’expérimenter « Le creuset ardent dans lequel les vrais héros sont forgés », pour reprendre les mots de l’adjudant-chef Farell. On peut donc supposer que cette valeur d’expérience collective sera fortement dégradée lors d’un passage en ligne. Prenons l’hypothèse d’une dégradation de -70%, c’est-à-dire qu’une formation basculée brutalement en ligne n’apportera, en terme d’expérience collective, que 30% de son équivalent en présentiel.

En résumé, si on écrit cela sous forme de formule, on obtient :

V(diplôme_face-à-face) = V(Connaissance) + V(Marque) + V(expérience)

Et pour une formation en ligne, en reprenant les mêmes composantes :

V(diplôme_en-ligne) = 80% V(Connaissance) + V(Marque) + 30% V(expérience)

On obtient alors une comparaison valorielle :

V(diplôme_face-à-face) > V(diplôme_en-ligne)

La différence de valeur entre les deux modalités tient, on l’a vu, pour une petite part au transfert moins fluide des connaissances (perte de -20%), et pour une grande part, à la difficulté, voire l’impossibilité, de répliquer une expérience humaine de même qualité (perte de -70%).

Quelques pensées finales

  • Ce modèle – comme tous les modèles – simplifie la réalité. Mais – comme pour tous les modèles – c’est par cette simplification que nous pouvons commencer à établir des bases de compréhension et de réflexion. Vos commentaires ou suggestions sont donc bienvenu(e)s.
  • La dégradation mentionnée ici n’aura lieu que si l’on passe brutalement d’une formation en face-à-face à une formation tout-ou-partie en ligne. Il n’y aura pas de dégradation – du moins on l’espère – si la formation en ligne avait le temps d’être conçue à partir de zéro en tirant parti des grandes richesses de l’enseignement en ligne, notamment des outils qui permettent de faire en ligne des choses qu’on ne peut pas faire aussi bien en présentiel. Mais dans ce cas de figure, il faut compter 6 mois à un an (au minimum ?) pour concevoir ce nouveau type de formation.

C’est la distinction importante qui a été faite dès le début du confinement : comme indiqué dans les thibillets précédentes, la plupart d’entre nous n’a pas fait de la formation à distance, mais est passée brutalement à de l’enseignement d’urgence en ligne. Ce n’est pas la même chose, notamment en terme de valeur livrée.

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