La vendeuse de Corse Matin et le Rabbin

"Cromos" street sellerDurant cet été, j’allais acheter tous les matins mon Corse Matin, et la vendeuse était – comme chaque année – peu aimable. C’est un fait connu à l’endroit où je prends mes vacances que cette vendeuse est aimable comme une porte de prison. Ou plutôt : ce n’est pas qu’elle est ouvertement désagréable, c’est juste qu’on a l’impression que tout l’embête, surtout son métier, et que nous, les clients, ne sommes que des nuisances à évacuer au plus vite.
Face à cette attitude, j’avais adopté l’attitude classique du parisien : ton de voix neutre, sans enjouement, pas un mot qui ne soit strictement nécessaire, on est ici pour une transaction commerciale, bonjour, merci, au revoir.
Et un matin, je me suis rendu compte que ça ne marchait pas. Ça ne marchait pas pour elle, car mon attitude n’avait aucune chance de lui faire changer la sienne ; ça ne marchait pas non plus pour moi, car ce moment était… parisien, c’est-à-dire sans aucune relation humaine, et ça me gênait.
J’y suis donc allé en me mettant d’emblée en mode « sympa, ouvert, détendu ». Notez qu’avec la pratique, ça peut devenir presque aussi simple que de basculer un interrupteur. J’ai plaisanté avec le client qui attendait avant moi et qui prenait du temps à ranger ses pièces (mais n’étions-nous pas tous en vacances, où le temps n’a plus la même signification ?) et puis mon tour est arrivé, j’ai acheté mon Corse Matin, et je suis reparti. Apparemment, rien n’avait changé dans son attitude à elle, mais tout avait changé en moi. J’étais plus joyeux, plus détendu, content d’avoir acheté mon journal à cet endroit. Parce que j’avais pris le contrôle d’une partie de la relation : j’avais influé sur ce que ça me faisait à moi. Et le lendemain, avec le même état d’esprit, j’ai ainsi réussi à la faire parler et même à lui arracher un sourire.
Ce week-end, j’étais à une Bat Mitsva (non, ce n’est pas la Bar Mitsva de Batman, c’est une Bar Mitsva pour une jeune fille) et comme ce n’est pas ma religion, j’écoutais plus attentivement que d’habitude. Le rabbin a dit un truc intéressant : quand on parle de « bénédiction » dans l’imagerie populaire, cela signifie souvent que ça change l’objet béni, par exemple l’hostie accueille le corps du Christ par transsubstantiation, ou l’eau se transforme en vin. Chez les juifs, la bénédiction vient du terme « genou » et se caractérise par le fait de ployer les genoux devant Dieu. Donc, poursuivait le rabbin, la bénédiction juive ne transforme pas l’objet en face, elle nous transforme nous, à l’intérieur. J’y ai vu un signe. La vie, on ne la choisit pas. Il nous arrive des choses un peu au hasard, certaines sont aimables comme un sermon hébraïque qui ouvre à la connaissance, d’autres sont moins agréables comme une vendeuse de Corse Matin. Mais étant donné que nous ne maîtrisons pas ce qui nous arrive, nous pouvons au moins nous focaliser sur ce que ça nous fait. Et ça, dans une grande mesure, nous pouvons le modifier, par un travail en nous-mêmes. Paradoxalement, il se peut que désormais, cette vendeuse se soit attirée ma clientèle exclusive, alors même que je pourrais aller acheter mon journal ailleurs, car elle me permet chaque matin de travailler sur le bon état d’esprit.

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Une réponse à La vendeuse de Corse Matin et le Rabbin

  1. Nicolas dit :

    Cher Monsieur,

    Je suis totalement d’accord avec vous, c’est une histoire très intéressante que vous venez ici d’écrire.

    Je vous en remercie,

    Nicolas

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