Novela – Dégénérotype [1/2]

Les terriens avaient finalement réussi à coloniser d’autres planètes. Ils avaient rencontré des formes de vies différentes, et au fil des siècles, avaient même trouvé d’autres humanoïdes dans le cosmos. Les unions mixtes étaient non seulement encouragées, mais de surcroît, elles étaient incroyablement fertiles. Les humanoïdes, fruits de ces unions combinant des gènes humains et des gènes exo-terriens, étaient appelés des hybrides. Ce brassage génétique avait permis de prolonger la durée de vie moyenne, notamment grâce à une meilleure résistance aux maladies. Entre l’expansion de la nation terrienne, les autochtones rencontrés localement, et leurs descendances hybrides communes, le Réseau comptait plus de mille milliards d’êtres humains ou humanoïdes.
Le travail de législation s’en était trouvé extrêmement compliqué. Déjà, à l’époque de la Terre, les juristes s’étonnaient de la grande diversité des notions de justice entre les différentes cultures terriennes. Ils n’étaient pas au bout de leurs surprises, car l’univers leur fournit des centaines de civilisations humanoïdes, certes moins développées techniquement (elles n’avaient pas découvert le voyage interstellaires, elles…), mais très avancées, ou très différentes, sur les notions d’éthique ou de morale. Il existait notamment le zinjj, un terme inconnu sur Terre mais qui semblait exister naturellement sur une majorité des exoplanètes. La notion de zinjj postulait qu’en cas de délit ou de crime, la sanction devait être non seulement proportionnelle au contexte du crime (ce que les terriens appelaient les « circonstances atténuantes »), mais qu’on devait aussi apprécier l’impact de la sanction sur l’ensemble des personnes concernées. En effet, un emprisonnement à vie était très coûteux, car les frais d’entretien des prisonniers étaient supportés par la société entière ; mais la solution de l’exécution capitale déclenchait des manifestations, des tribunes philosophiques et des tentatives de réforme politique, c’est-à-dire des coûts sociaux et moraux qui impactaient aussi un grand nombre d’individus. Le zinjj pronait que la sanction définie par les juges devait être prise pour minimiser tous les coûts sociaux et toutes les conséquences ultérieures. Il arrivait ainsi que des délinquants soient immédiatement relâchés, car toute sanction aurait coûté plus cher à la société que le fait de ne pas sanctionner. Et les délinquants comprenaient eux-mêmes le zinjj, ce qui fait que toute récidive leur semblait trop coûteuse pour en valoir la peine. Le zinjj permettait ainsi de raisonner selon une perspective systémique.

Mais la justice devait se préoccuper de quantité de domaines : arriver à une équité sur 1 000 milliards d’individus n’est pas une chose simple, quand il y a tant de différences dans les cultures, les relations à la propriété, ou les perceptions de la valeur de la vie.
Un des domaines qui nécessitait une réflexion approfondie était le clonage. Scientifiquement possible dès la fin du XXème siècle, le clonage avait été introduit très progressivement à cause de problèmes éthiques. Mais cette éthique purement terrienne avait aussi dû composer avec les systèmes philosophiques des exo-planètes, parmi lesquels une majorité favorisait le développement du clonage des humains et hybrides. La religion Sourri, par exemple, appliquait au pied de la lettre l’idée selon laquelle les dieux avaient créé les humanoïdes à leur image. Le clonage n’était donc qu’une occasion de plus de révérer Dieu. Dans d’autres systèmes, un être ne comptait pas, car c’était la société toute entière qui contenait les souvenirs : la duplication d’un être était vue aussi simplement que l’ajout d’une unité de stockage numérique pour faire des sauvegardes. Sans compter les innombrables cultures qui chérissaient les miroirs, la symétrie, la gémellité.
La loi se devait néanmoins de protéger les citoyens. L’extension du Réseau, et les multiples différences culturelles qui en résultaient, avaient favorisé l’essor de tous types de délits ou de crimes. La propriété privée, l’égalité des chances étaient vus comme des concepts poussiéreux, voire piquants et exotiques dans des civilisations où tout avait toujours été considéré comme « c’est celui qui le prend qui l’a ». La valeur même de la vie était discutable, certains n’y voyant qu’un état d’animation suspendue duquel il fallait se délivrer (et en délivrer les autres humanoïdes, qui n’en demandaient pas tant). Le développement du clonage compliquait la tâche, en raison des empreintes génétiques. Celles-ci servaient à élucider quantité de délits, car même avec des ADNs fondés sur le carbone, l’arsenic ou le plasma, les traces – même infimes – que laissaient les criminels permettaient très souvent de les confondre. C’était là où le clonage posait un problème : par définition, par construction, un clone avait le même ADN que l’individu à partir duquel il avait été cloné. Et sur ce point, les tests génétiques pouvaient juste se borner à dire « c’est untel, ou un de ses clones, qui a commis le crime ».
Cela avait conduit à la mise en place d’un catalogue officiel de tous les clones répertoriés. Le droit de se cloner était aussi inaliénable que le droit de porter une arme, mais – comme pour les armes – tout clonage devait faire l’objet d’une déclaration officielle au catalogue EuGene. Ce catalogue, fruit d’une collaboration interplanétaire, contenait toutes les empreintes génétiques des individus originaux et de leurs clones. Les rares contrevenants qui n’avaient pas déclaré leurs clones étaient traqués sans pitié et éliminés. Quant aux personnes qui avaient décidé de conserver leur intégrité, c’est-à-dire de ne pas se cloner, la loi sur la vie privée leur permettait de ne pas déclarer leur patrimoine génétique, sauf s’ils le souhaitaient pour des raisons médicales.
C’est alors que survint le cas de Kevin J23 Fleeting.
Sur la planète TerraForma12, il y avait eu un cambriolage avec violences sur les habitants, et la police avait relevé des traces génétiques suffisamment fiables. En effet, les victimes avaient blessé le voleur qui avait perdu du sang en plusieurs endroits. Ces échantillons avaient été immédiatement collectés par la police. L’analyse génétique fut réalisée en quelques minutes, et les enquêteurs sur place purent obtenir directement les nom et adresse de l’agresseur en se connectant à EuGene : Kevin J23 Fleeting vivait seul, il avait un clone répertorié à ce jour, et résidait sur une planète distante de 1 année lumière. Le plus surprenant fut de constater que Kevin J23 et son clone étaient soi-disant présents sur leur planète au moment des faits. Compte-tenu de la distance, il était impossible que l’un des deux ait pu procéder à l’agression, puis rejoindre sa planète. Les enquêteurs interrogèrent Kevin et son clone, KevGi du 104, sans obtenir une quelconque variation dans leur alibi. De nouveaux tests génétiques furent établis, et les résultats formels : l’un des deux était l’agresseur dont les traces génétiques avaient été retrouvées sur les lieux du crime. Une confrontation holo donna des résultats identiques : les victimes reconnurent Kevin J23, ou KevGi du 104, sans pouvoir les départager, et pour cause : avec le même ADN, ils avaient la même apparence que des jumeaux génétiques. Un point de détail fut toutefois soulevé : l’agresseur n’avait pas la même coiffure au moment des faits. En effet, ni Kevin J 23 ni son clone ne portaient leurs cheveux longs en natte frisée à la céramique capillaire. Mais cela fut considéré comme un détail accessoire. L’original et son clone furent emprisonnés préventivement en attendant le jugement.
C’est alors que surgit le premier coup de théâtre de cette histoire. Une nuit, alors que les deux Kevin étaient sous bonne garde à la prison du comté, un autre cambriolage avec violences eut lieu sur TerraForma12. Les quelques cheveux et follicules trouvés sur place identifièrent formellement un des deux Kevin. Et même si la cellule de la prison n’était pas équipée de caméras de surveillance, le directeur jura sur l’être suprême qu’il ne voyait pas comment quiconque aurait pu s’évader de sa prison, puis, une fois son forfait accompli, revenir tranquillement finir sa nuit derrière les barreaux.
La possibilité la plus évidente était que Kevin J23 s’était fait établir un autre clone, et pendant plusieurs semaines, les fils d’information du Réseau gazouillèrent des bruits, rumeurs et on-dits sur la « traque du 3ème Kevin ». L’affaire était grave, et la sécurité de la société étaient en jeu. En effet, si l’on arrivait à prouver que quiconque pouvait se faire fabriquer un clone, sans que la manipulation soit déclarée, cela aurait remis en cause tous les fondements de la loi, de la police génétique, et pour tout dire, de l’identité d’un quelconque des 1 000 milliards d’individus recensés dans le Réseau interplanétaire. Hélas pour les enquêteurs, tout le monde savait que pour se faire cloner, il fallait procéder à des prélèvements sur le corps du donneur original, et cela laissait des traces facilement identifiables. Kevin J23 portait bien ces traces, mais uniquement pour un seul clonage. Quant à son clone, une inspection biologique montra sans incertitude que la copie génétique qu’il était n’avait pas servi à établir un clonage au deuxième degré.
Les journalistes se tournèrent alors vers la fameuse piste du frère disparu. Un enquêteur ayant établi que Kevin avait un frère plus jeune de 18 mois, la police et les journalistes se mirent en quête de ce frère hypothétique. La découverte de la mort de ce jeune frère, disparu en mission d’exploitation dans un monde inexploré, rajouta une part de mystère à l’affaire. Encore aujourd’hui, des pans entiers de la population pensent que ce frère encombrant avait été supprimé par la police, les forces gouvernementales, ou encore les tout puissants laboratoires génétiques. Mais le frère avait disparu des mois avant que son aîné soit accusé du cambriolage, et de toute façon, tout le monde sait que deux frères, à part des jumeaux, ne peuvent avoir le même génotype. Quant aux registres de naissance, ils étaient formels : Kevin était le fruit d’une naissance unique, il n’avait jamais eu de jumeau.
Un cousin germain de Kevin J23 fut inculpé pour trafic de semence génétique, et il fut soupçonné d’avoir répandu les traces génétiques de Kevin sur le lieu des cambriolages, mais il fut relaxé faute de preuves. Et les témoins oculaires continuaient à reconnaître Kevin ou son clone, en récusant le cousin.
Mais comme l’actualité exige un renouvellement permanent de l’attention, l’enquête mobilisa de moins en moins de journaux. Malgré les preuves indiscutables de l’impossibilité pour Kevin et son clone d’avoir été présent sur les lieux du crime, les deux hommes génétiquement identiques furent condamnés à une peine de 5 ans de prison. Le concept du zinjj ayant été appliqué, chacun d’entre eux ne passa que 2 ans et demi derrière les barreaux,  par emprisonnement alterné tous les 6 mois.
Seuls les médias traditionnels évoquaient encore, une fois par an, puis à intervalles de plus en plus éloignés, l’affaire des 3 Kevin comme un mystère du monde moderne. Des déclarations tardives du chef de la police, ou l’intervention de témoins retrouvés à grands renforts d’enquêtes et de contrats publicitaires, firent passer ces événements tragiques au statut de divertissement médiatique.

[à suivre…]

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