[…] Le changement advint d’une manière que je n’avais pas anticipée. Aucune pierre ne bougea, aucun bruit ne m’alerta, la nuit était avancée, et seul le lancinant bruit des vagues m’accompagnait. Le changement vint de moi. J’étais allongé sur le sol froid, observant, monomaniaque, mes papiers, quand je me sentis fondre. Ma peau, mes jambes, mon torse, essayaient tout-à-coup de répondre à l’appel du sol, je m’enfonçais dans la terre battue, m’amalgamant peu à peu à la terre, comme si je passais une porte. Je voyais mes papiers se fondre de même, être peu à peu recouverts d’une couche de poussière, puis de sable, enfin de terre solide, disparaître ainsi à mes yeux, tandis que mes mains et mes membres prenaient la teinte d’une composition de Rodin. Quand je fus enfoncé de moitié, quand l’appel froid atteignit mon cœur, j’eus un sursaut de conscience, un bond de carpe, et me retrouvai, le corps baigné de sueur, sur le sol de ma cellule. Je régulai doucement les battements fous de mon cœur, inspirai longuement, puis je me suspendis aux barreaux de la fenêtre. Quand le soleil se leva, quelques heures plus tard, je vis des traces blanches, dérisoires feuilles de papier, flotter le long des rochers de la forteresse, puis être emportées peu à peu vers le large.
De ce jour, je résolus de m’évader.
Je m’y entraînais chaque soir. Je m’allongeais sur le sol, dans la prière et la méditation, et j’essayais de ne pas combattre la houle tellurique qui allait m’emporter. Je ne réussissais jamais. A tout moment, une révulsion, un sursaut, me ramenaient au monde des vivants. Je ne pouvais me résoudre à m’enfoncer, cœur, ongles, poumons, dans la terre, sans promesse de ressusciter. J’essayai la respiration profonde, la projection d’images, la transubstantiation philosophique, je rebtis une à une les cités perdues de l’or, j’alternai calcul différentiel et herméneutique, j’en vins même à tracer des pentacles de magie blanche sur les murs de ma cellule : cette porte m’était refusée, ou plutôt, je la refusais.
Une nuit, couché sur le sol froid, alternant entre la surface et les tréfonds, aspirant à descendre, et redoutant l’enterrement, je fis un rêve. J’étais au milieu des quatre entités, l’air, le feu, la terre, l’eau, et je bougeais, je courais, je dansais, tandis que la terre restait froide, le feu immobile, l’eau glacée, et l’air sans mouvement. Au bout d’un moment, conscient de mon échec, je m’assis, et englobai les quatre éléments. Peu à peu, ils vinrent à moi. D’abord la terre, vague de terreau, m’enveloppa de sa gangue ; puis vint le feu, des profondeurs, qui noircit jusqu’à mes os ; j’aspirai à la fraîcheur, au soulagement, et le vent vint souffler, attisant la combustion, l’activant, et la dissipant finalement, alors que je n’étais plus que poussière ; vint alors l’eau, qui rassembla mes poussières en argile, me modela, me fit revenir à la mer originelle. Dans mon rêve, je devins successivement larve, alevin, poisson, amphibie, mammifère, pré-adamique, puis j’émergeai. Celui que j’étais alors regarda celui qui rêvait, du fond de sa cellule, et me dit : « Viens ».
Le lendemain, je nouai une alliance avec mes héros. Je ne pouvais m’en sortir seul, je contractai donc un pacte avec eux, j’acceptais de ne plus être moi-même, d’abandonner ce que je croyais être ma personnalité, j’écoutai uniquement l’appel de la mer.
Vint la nuit. Je m’étendis sur le sol, plus ascétique que jamais, et je méditai. J’appelais à moi Antée, qui tirait ses forces de sa mère la Terre, et qu’Hercule n’avait pu défaire qu’en l’arrachant au sol. Je me sentis fondre, et acceptai le voyage que m’offrait le demi-dieu. Je vis passer une grille d’atomes, qui me déchira les entrailles, puis une seconde, le temps s’accéléra, et je fus dans la terre. J’étais Antée, et je descendais toujours plus profond dans la matrice originelle. La température montait, la sueur glissait le long de mon corps et je descendais, rigide, fuselé, comme un faisceau d’ivoire dans les profondeurs accueillantes. Mes yeux n’existaient plus, mais je sentis, je vis, la lumière insoutenable, le puits de fournaise vers lequel je plongeai. J’appelai Promothée, la version humaine de Loki, et lui demandai son aide. Nous comparmes nos chtiments, et je le persuadai de m’aider. Il s’avança sur un tapis de braises, me faisant signe de le suivre, et je marchai, pieds nus, entre deux coulées de lave qui s’écartaient à notre passage. Le vent se leva, faisant rougeoyer mon enfer, et des brandons enflammés vinrent me frapper le corps. Je continuai à avancer, seul, la peau noircie, tandis que la chevelure rousse de Prométhée disparaissait loin devant moi. Le vent me glaça, je brûlai, puis devins morceau de charbon, pierre, minéral.
Mes membres se séparèrent, devinrent murs, couloirs, impasses. Mon cerveau devint solide, et je fus Labyrinthe. Mes pensées étaient piégées, perdues, mais je savais qu’il existait une voie, non pas la voie conventionnelle, qui consiste à marcher en cherchant la sortie, mais une voie latérale, une voie qui exige du génie. J’appelai Icare. Il me montra comment une fourmi, qui vit en deux dimensions, peut échapper à la fatalité si elle conçoit une troisième dimension. Avec les yeux d’Icare, je vis que le Labyrinthe n’était pas une succession de couloirs, mais un ensemble de motifs géométriques, un mandala, et que la vraie harmonie était de considérer le Labyrinthe dans son ensemble. Icare s’éleva, et je le suivis. Je vis des murs, des avenues, des gens perdus dans leur vie, courant après des illusions, je vis des cités imbriquées, des ambitions, des rêves. Je vis surtout beaucoup d’idéalistes, forcenés, qui passaient leur vie à chercher la Porte ultime, usant leurs semelles, leurs illusions, leurs mes. Je volais au-dessus d’eux, et ils ne me voyaient pas.
Icare volait devant moi, il s’éloignait, j’avais le soleil dans les yeux, je ne le vis pas disparaître. Au dessous de moi, des flots, à perte de vue. Et la citadelle, petite, une scorie sur l’océan. J’appelai Calypso. Elle apparut, impérieuse, carnassière, à jamais inconsolable. « Pourquoi t’aiderais-je ? » demanda-t-elle. « Parce que tu ne peux supporter d’emprisonner quiconque », répondis-je. A ces mots, son regard vira au vert profond, et je plongeai comme une pierre.
Le choc avec l’océan fut une déflagration qui m’éparpilla. Je me retrouvai au fond, couvert d’algues et de coquillages, plus maritime qu’humain. Les poumons me brûlaient, je voyais le soleil, là-haut, à travers mes yeux brûlés de sel. Je donnai un coup de talon sur le sable, et tout mon corps ne fut plus qu’une gigantesque courbature. J’arrivai gauchement à la surface, aspirai l’air comme un veau, pataugeai comme un chien. Le ressac chantait la chanson que j’avais entendue pendant des années, mais le courant me poussait au large.
Couché sur le dos, flottant entre deux eaux, je vis ma petite fenêtre et un homme barbu, suspendu aux barreaux, qui me contemplait sans me voir. Je lui fis un signe triomphant, et il disparut.
Deux jours plus tard, un bateau de pêche me recueillit et me ramena à terre. J’ai consigné ces écrits depuis lors, et demain, je les jetterai dans l’océan, pour qu’ils aillent rejoindre mes précédents papiers, ceux qui m’ont montré le chemin de la liberté.
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Je vis son corps soulevé par la houle. Il me fit signe,mais je sus que dans ses yeux ,j’étais déja mort.
Je restai là ,immobile , envieux de sa liberté retrouvée.
L’océan le rendait peu à peu à la vie et rien ne pouvait plus désormais l’arrêter.
Demain, il aimera à nouveau une mortelle aux yeux d’ eau transparente comme une éternité.
Ici, il faisait à présent noir et silence,infiniment.
@ CaLilypso : j’adore quand vous rebondissez stylistiquement, et dans le ton. (non, Monsieur Jean, pas dans le thon). Si j’étais dans la tête de l’homme à la fenêtre, j’aurais plutôt dit « Mon cachot s’étend sur trois mètres de longueur, pour deux mètres de largeur. J’y ai été emprisonné il y a trop longtemps, pour une peine oubliée. Je me souviens de mon entrée dans cette prison : des cellules à flanc de rocher, affleurant la mer, une forte odeur saline, et le fracas incessant des vagues. [etc.]«
Pour sûr, Doc, l’écriture du dénouement vous appartient!
c’est juste que quand j’apprécie une lecture je remercie l’auteur ,non pas par un simple "waouuh", "génial", "fantastique" "trop top", ‘taille de bien!" ou "c cool!",
non quand j’apprécie , je m’implique plus dans un retour (feed back) à la manière de (ou dans le thon de l’auteur)….mais chacun fait comme il veut, s’pas?
Non, CaLilypso, l’écriture du dénouement après le dénouement ne m’appartient pas, moi je me suis arrêté là où je le souhaitais. Vous m’avez donné votre version perso de la suite, donc, "quand j’apprécie une lecture […] je m’implique plus dans un retour", la moindre des choses était que je vous dise comment, moi, je voyais la suite.
Chacun fait comme il veut, mais vous devriez écrire, Lily, z’êtes douée.