10/10 – 10

Le 25 octobre 2010, j’aurai couru mon 10ème et dernier marathon.
C’était  Dublin, hier, et c’était un super moment pour terminer une aventure commencée en 2002 (Marathon de Paris), mais réellement enclenchée en 2006 (Marathon de Paris again), avec une moyenne de deux marathons par an.

La boucle est bouclée : les deux seuls marathons que j’aurai couru en binome auront été le premier et le dernier, dans ce paradoxe d’une épreuve qui est très collective, mais qui revient toujours à un défi individuel, à une forme d’introspection dans la douleur, yeah man.

Tout commence par la main de Thierry Henry. Mon ami Laurent est tellement catastrophé par ce geste, et tellement impressionné par le fair play des supporters irlandais, il y a maintenant 1 an, qu’il décide de courir le Marathon de Dublin en remerciement à ce pays sympathique. Sur 6 copains inscrits, la vie nous en retire progressivement 4 : blessures, fatigue, manque d’entraînement et/ou de motivation (les deux sont liés). Je ne suis pas loin d’être le 5ème, les mois de septembre et octobre ayant fait l’objet d’un entraînement qui a bien commencé, mais qui s’est étiolé au fil des semaines.
Je partais donc peu (et mal) entraîné.

Mais Laurent (record 3h04mn à Paris) m’a proposé une équipe : il m’accompagnera sur toute la distance, et nous viserons 6mn au kilomètre, c’est-à-dire un objectif loin de mes records (4h33, contre mon meilleur temps de 3h36), et abyssalement éloigné des temps habituels de Laurent. Autant dire qu’il sera à la balade. Paradoxalement, sa question sera : puis-je courir aussi longtemps, moi qui suis habitué à courir maximum 3h30 🙂

La nuit est encore sur Dublin quand nous quittons l’hôtel, habillés en coordonné : bandeau pirate rouge, tenue bleue, chaussettes-bas rouges. Le tout recouvert d’une couche supplémentaire (gants, bonnet, polaire, puis couverture de survie) pour attendre le départ dans de bonnes conditions. Les 13 000 coureurs sont rassemblés en une foule compacte, canalisée le long de Fitzwilliam Street, tandis qu’un hélicoptère survole en stationnaire. Le ciel s’est éclairci, le soleil n’est pas encore là, mais le temps est superbe : frais (froid même), clair, avec un ciel dégagé.

Et c’est le départ. Le peloton est dense, on a du mal à prendre la vitesse de croisière, les rues sont relativement étroites et il y a quelques points de ralentissement, là où la foule des coureurs se tasse avant de redémarrer. Nous passons O’Connell bridge, non loin de notre hôtel. La Liffey est un petit fleuve sympathique enjambé par des ponts sans prétention, cette ville est un jouet charmant, presque provincial, loin du stress pollué d’un Paris.

Je vois le 2ème mile, le rythme est enfin à la vitesse de croisière, j’ai choisi d’être un peu ambitieux : 5mn40 au km, ce qui devrait nous amener, si je tiens ce rythme, à 4h au final. Mais la question ne trouvera sa réponse qu’au semi-marathon (13,1 miles, 21,1 km), et encore plus, au Mile 20 (km 32).

4ème mile, nous entrons dans la très grande étendue de Phoenix Park. J’attends Laurent qui marque son territoire sur un mur du parc, puis nous suivons la foule des coureurs, le peloton s’est distendu, le rythme est fluide. Ce parc est très beau. Des étendues d’herbe verte poudrées d’une fine couche de gel. De belles frondaisons nous surplombant.  A un moment, à droite, j’ai une vision de savane : un arbre isolé au milieu d’étendues d’herbe sauvage, le soleil rasant, quelques brumes dans le lointain. La route se met à descendre, le soleil est de face, assez aveuglant car encore bas sur l’horizon. 1er gel énergétique absorbé aux alentours du mile 7. Le peloton devant nous lache des buées de respiration, quand on passe à l’ombre, on sent le froid. Après 4 miles de parc, nous sortons par une toute petite grille qui ralentit tout le monde, et c’est reparti pour le macadam, et on retrouve la foule des supporters.

Le soleil est toujours de face, les coureurs devant moi sont à contre-jour, toutes les couleurs gommées en un noir et blanc surexposé par la lumière. C’est difficile de regarder loin devant, à cause de cet aveuglement, on regarde donc les pieds qui courent devant. Le macadam brille comme des écailles de lézard des enfers.

9ème mile, 3ème ravitaillement en eau + en boisson énergétique. J’en prends une bouteille, mais je le regrette vite : c’est sucré, acidulé, et ça donne soif après quelques minutes.

Les façades des maisons sont charmantes, alternant brique rouge ou crépi, avec de temps en temps une église en pierres grises, très belle dans sa simplicité austère. Dans certains quartiers, il y a des jardins devant les maisons avec des petites grilles peintes de couleurs vives. Dublin doit être une ville où il fait bon vivre.

Les côtes commencent. Certaines sont des faux-plats, extrêmement traîtres pour les coureurs non aguerris (mais n’avons-nous pas 9 marathons d’expérience derrière nous ?), et Laurent me pousse à chaque fois à ralentir pour ne pas brûler tout mon glycogène, carburant dont j’aurai terriblement besoin dans la seconde partie de la course. Et puis il y a les vraies montées qu’on aborde tout lentement, en se faisant dépasser par quelques fusées qui paieront plus tard le prix de leur enthousiasme : quelques secondes gagnées ici, des poignées de minutes perdues là-bas.

11ème mile. Nous passons le Grand canal, qui est en fait tout petit, un canal façon amsterdam, avec de l’eau recouverte de feuilles mortes.

13ème mile, 2ème gel. Nous passons le portail marquant le semi-marathon à 1h58mn de temps. Laurent me filme et me demande comment ça va. Je réponds « ça va être dur ». Ce qu’il ne sait pas, c’est ce que je sens dans les cuisses : rien de dramatique, mais une fatigue de semi-marathon qui me fait penser que ça va être de plus en plus difficile de tenir cette vitesse. Et pourtant, je suis en dessous de ma vitesse marathon habituelle. Mon entraînement a péché sur deux points : pas assez de distances longues, pas assez de vitesse. Je suis en train de voir comment je vais le payer.

Ma cheville droite me fait un peu mal : une entorse d’il y a deux étés me rappelle que la vie nous marque, et qu’elle réclame régulièrement son dû. Laurent me conseille de respirer vers cette cheville : je visualise ma respiration comme un tuyau bleu de liquide frais qui descend dans mon corps et va rafraîchir cette zone rouge, et c’est vraiment étonnant, la douleur s’estompe et disparaît progressivement.

La foule n’est pas très dense, loin des assemblées qu’on a pu voir à Madrid, Londres, ou New York, mais il y a des points où il y a de la foule, et l’ambiance est très dynamique, on se sent vraiment encouragés. Laurent et moi passons souvent le long des spectateurs pour taper dans les mains des enfants. Avec nos tenues identiques, j’entends plusieurs fois « they are brothers ». Et c’est un fait, frères de course, frères dans la même histoire depuis 6 ans, brothers in arms.

20ème mile. J’annonce : « C’est là que la course commence vraiment ». A ce moment, je sens que ça va être dur. Les cuisses sont fatiguées, ce ne sera pas un problème de souffle (ça n’est jamais un problème de souffle) mais plutôt de jambes (à partir de ce moment-là, c’est toujours un problème de jambes).

Je décide de me mettre de la musique pour la motivation. Catastrophe : j’ai pris mon casque de course, pas le casque habituel de l’iPod Shuffle, ce qui fait que je n’ai aucune commande du baladeur. Ainsi, le son est beaucoup trop bas et je ne peux pas le régler, et quand je souhaiterais changer de morceau, je ne peux pas non plus. Ainsi, je n’entendrai aucun titre
de la B.O. de Rocky, ce qui a pourtant toujours été mon gimmick d’entraînement et de tous mes marathons. Par défaut, je me remémore les parties du monologue de Rocky à son fils dans Rocky Balboa, ce film simplement humain.

ça devient de plus en plus dur. A partir du mile 20, j’ai commencé à ralentir imperceptiblement. Dans les plats, dans les descentes, Laurent me dynamise « Allez ! » et je reviens à la vitesse de 5mn40 au km, mais c’est de plus en plus dur à tenir. Lui est en pleine forme, il court à une vitesse qui lui permet de profiter vraiment de la course, de l’ambiance. Il est aussi d’une grande aide, allant attraper des petits bonbons gélifiés, de l’eau, me passant des ravitaillements que j’ai du mal à mcher et avaler.

22ème mile. Je l’ai guetté, je le vois au loin, je le passe. Et je me dis « encore 4,2 miles, presque 7 km », cela me paraît très lointain. Je fais bonne figure devant Laurent, mais il voit bien que je ne suis pas à la fête. Mais les intermèdes vidéo ou photo, les passages le long des supporters, tout m’aide à faire passer ce temps qui passe si lentement, au rythme de mes foulées qui se raccourcissent de plus en plus.

Je guette le mile 23 depuis longtemps. Je le vois enfin au bout d’un temps qui me paraît très long. Je le passe. Je guette le mile 24. J’ai l’impression de mettre des heures à le voir, et à chaque fois, je préviens Laurent : « je vois le mile 24 ! »

Il y a encore des faux-plats, et c’est vraiment dur à ce niveau de la course, j’aimerais du plat ou de la descente. Une simple inclinaison, aussi faible soit-elle, me pompe toute l’énergie qui me restait encore. De plus, nous passons souvent le long de voies express ou de rues dans lesquelles il y a du traffic de voitures et bus. Nous ne sommes plus entre nous, entre coureurs qui sont les rois de la rue, nous sommes tolérés à la marge dans un monde de voitures.

Mile 25. je prends mon dernier gel, censé être le booster au guarana. Laurent me décompte régulièrement les kms restant, ça me paraît toujours trop, trop loin, trop dur. Un muscle se met à tressauter dans l’arrière de ma cuisse droite, les crampes sont tout proches, je me tiens la cuisse tout en continuant à avancer. C’est dur pour tout le monde, nous sommes tous ivres de fatigue (sauf ce cabri de Laurent qui a la grande pêche !)

La foule se densifie, la voie devient de plus en plus étroite, on pourrait presque toucher la foule des deux côtés à la fois. Notre binome coloré déclenche des encouragements  chaleureux et ça fait énormément de bien. Laurent nous filme cote à cote, la foule crie c’est presque fini, Laurent dit « 500 mètres ».

Nous remontons la dernière avenue (encore un faux-plat…), nous sommes bras dessus – bras dessous, et nous en profitons, en ralentissant même, en saluant la foule qui applaudit ces deux frères d’épreuve qui finissent ensemble. Je vois la ligne d’arrivée qui s’approche, nous ralentissons encore, et nous passons ensemble le portique. Nous tombons dans les bras l’un de l’autre.

10ème et dernier marathon, très belle journée, très belle aventure.

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6 réponses à 10/10 – 10

  1. Claudio dit :

    ça donne envie ! Pour Dublin et la fraternité, pas pour la souffrance.
    Avec des objectifs beaucoup moins ambitieux, je serai sur mon 3ème Nice-Cannes dans 3 semaines et ce sera le 5ème Marathon, avec un Marseille et un Rome. Paris c’est décidé pour 2011. Barcelone 2012 ?
    10ème et dernier ? (ça veut dire dernier en date ?)

  2. Claudio dit :

    Bravo ! ça donne envie pour Dublin et pour la fraternité (les vidéos sur le site de la course sont très parlantes)
    Je signe tout de suite pour faire le même chrono dans 3 semaines pour mon 5ème Marathon (Nice-Cannes).
    Comment décide-t-on que ce sera son dernier marathon ? ça me chiffonne.

  3. Docthib dit :

    Nous, on l’a décidé quelques semaines avant. Je ne sais pas, c’est un ressenti, l’idée qu’on a fait le boulot, et qu’on a envie de passer à autre chose. Je ne saurais pas bien répondre, j’en ai peur…

  4. Claudio dit :

    Désolé pour les 2 commentaires "voisins". J’ai cru que le premier s’était perdu.
    J’ai fait mon premier marathon à 51 ans et en rigolant j’ai dit récemment à ma femme que j’arrêterai quand je serai le doyen de la course. J’espère rire longtemps.

  5. Docthib dit :

    C’est pas bête non plus, comme objectif. Mais en effet, vu les personnes qui m’ont dépassé (eh oui…), il y a des doyen(ne)s de 70 ans, voire plus. C’est parfait, il y a de la marge ! 🙂

  6. Yann dit :

    Bravo! Et good luck pour la suite!

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