Les îles enchantées
Après son tour de chant, après qu’il eut joué du yukulélé debout sur une table en tapant du pied, qu’il eut été porté en triomphe dans toute la grange et à l’extérieur, Bob passa entre les tables, les hommes lui donnaient des bourrades affectueuses, les femmes lui parlaient en le regardant un peu par en-dessous, mais lui gardait l’air de celui qui ne voit rien, rêveur détaché du monde. Enfin il arriva vers notre table, où Vieux Bill lui faisait de grands signes. Il s’installa à côté de Conrad, qui commanda une bière et la lui servit.
– ça a l’air de sacrément dessécher le gosier …
– C’est rien de le dire, partner, c’est rien de le dire.
Il se tourna vers Vieux Bill :
– Comment va Théa ?
– Toujours le grand amour, je suppose. En tout cas, elle reste avec lui.
– C’est bien, sourit Bob.
Vieux Bill nous présenta collectivement (« Des pèlerins, Bob, des pèlerins ») et l’on trinqua. Conrad n’avait d’yeux que pour la guitare que Bob tenait doucement entre ses jambes :
– Sacré instrument, dit-il avec une moue admirative, la dernière que j’ai vue, c’était il y a une dizaine d’années, chez un vieux polonais brocanteur, à Petaluma, lui même la tenait d’un chercheur d’or …
Bob redressa la tête, l’oeil allumé :
– C’est celle-là même, partner. Je l’ai échangée contre le yukulélé de mon grand-père, il y a neuf ans.
– Pour une coïncidence, grommela Conrad d’un air amusé. Il se grattait lecrâne en regardant cette guitare, un peu attendri de ces retrouvailles, comme un ours sentimental qui retrouverait un vieux copain. Bob et lui se mirent à parler musique, survolant le delta du Mississippi, les bayous de Louisiane, et Conrad évoqua ces pays lointains :
– Tu devrais aller jouer là-bas, vieux, ils ont besoin de toi …
Bob soupira, fit glisser rêveusement une main sur la partie métallique de sa guitare.
– Tu sais, il y a peu de gens qui apprécient ce type de musique… J’en ai fait ma vie (je me demande parfois si la nuit, je ne joue pas pour mes compagnons de rêve), mais, par moments, j’ai l’impression … d’être un homme analogique dans un monde numérique. De ne plus vraiment avoir de place.
Et en disant cela, il tenait un pan de sa jaquette, le regardait d’un air songeur, le laissait retomber.
Allons bon, me dis-je, une me en peine.
Roman, publié progressivement, sous un contrat Creative Commons. Et aussi sous licence Touchatougiciel.
Le roman, dans l’ordre, est là.