Nous allmes nous promener sur le bord de la plage, j’avais emporté mon enregistreur.
– Quel est votre secret pour savoir comment découper ?
– Chaque être a ses fissures. Le couteau ne fait que révéler la fissure.
– Dites, c’est un peu philosophique, je ne vois pas bien l’application.
Nessu ramassa un galet, le fit sauter dans sa paume, puis l’observa en silence. Il sortit son couteau, appuya brièvement en un point de la surface polie, et le galet tomba en petits morceaux entre ses doigts. Je le saluai avec respect.
Nous marchions le long des flots. Je commençais à connaître le silence de Nessu, mais ce qui était plus étonnant était mon propre silence. J’avais une centaine de questions à poser, mais je préférais marcher, profiter de la brise de la fin d’après-midi, regarder le soleil qui envoyait des flèches de rayons dans les vagues en pte de verre. J’arrêtai mon magnétophone. Nessu s’assit, et je m’allongeai à ses côtés, les yeux dans le bleu liquide du ciel. Je crois que je dormis un peu, et je rêvai que Nessu me parlait. Voilà ce qu’il me dit.
– J’ai une histoire à vous raconter. Cette conserverie existe depuis une cinquantaine d’années, et elle constitue le poumon cancéreux de la région. C’est une malédiction polluante, et un bienfait économique. Nos vies dépendent de son activité, et bien qu’elle continue à faire semblant de l’ignorer, son activité dépend de nos vies.
Il y a 20 ans, un nouveau directeur d’usine arriva. Ils se ressemblent tous, et celui-là ne faisait pas exception. Il était dur, il avait ses têtes, et exigeait toujours plus. Il avait le pragmatisme brutal de ceux pour qui l’argent gouverne tout. Il avait plusieurs femmes, plusieurs voitures, et c’était un fin manipulateur. Mais il était aussi très travailleur. Il arrivait tôt, travaillait longtemps, il avait l’oeil à tout.
Les années passèrent, et son succès augmentait. Le groupe dont il dépendait exigeait une productivité accrue, mais lui obtenait encore plus, et recevait des primes importantes à la fin de chaque année. Mais il était déchiré de responsabilités. De plus en plus de personnes dépendaient de lui, et comme il ne faisait confiance à personne pour faire son travail, il se levait plus tôt chaque matin pour répondre aux demandes de tous. Il avait perdu jusqu’au goût de la vie, mais il ne le savait pas, il estimait être responsable, et fustigeait les faibles qui n’arrivaient pas à suivre son rythme. Il se disait toujours « dans trois semaines, j’aurai un moment de calme, je pourrai faire le point ». Mais ces trois semaines s’enfuyaient toujours plus avant, et il n’atteignait jamais le moment de calme. La nuit, son coeur battait furieusement pour s’échapper de sa poitrine, et il ne dormait quasiment plus.
Et puis un jour, il ne vint pas au travail.
Son assistante appela chez lui, et le téléphone sonna dans le vide. Ses maîtresses n’avaient pas de nouvelles, toutes ses voitures étaient garées devant chez lui, et son appartement était déserté. Mais il n’avait rien emporté, il s’était juste abstrait de la vie. Comme il n’avait pas d’héritier, tout son argent revint à ses parents.
Le groupe envoya un directeur intérimaire, et la vie de l’usine continua. Tout le monde oublia vite cet accident de parcours.
Le silence dura. Je me dressai sur un coude.
– Pourquoi me racontez-vous cette histoire ?
– (il continuait à regarder l’horizon)
– Vous l’avez revu ?
– Souvent au début, puis de moins en moins souvent.
– Vous savez où est ce directeur aujourd’hui ?
– Je ne sais pas où est le directeur. Mais je sais où est l’homme qui autrefois était un directeur d’usine.
Je le regardai. Ses cheveux gris étaient emmêlés par le vent, mais propres, sa chemise était un modèle bon marché, mais repassée avec soin. Derrière l’ouvrier, j’essayais de retrouver le profil de l’homme qu’il était autrefois, par exemple il y a vingt ans. Je vis un profil carnassier. Je l’imaginai en costume, arpentant les travées de son usine, son domaine de pouvoir absolu. Assis à son bureau, dès l’aube, convoquant des agents de maîtrise, congédiant des employés. Entretenant plusieurs femmes, et buvant des whiskies coûteux. Épuisant tous ses collaborateurs à la tâche, debout sur un amoncellement de corps exsangues. Je vis un visage osseux, les orbites profondément enfoncées dans la boite cranienne, aucune chair superflue ne venant adoucir ce visage.
Nous rentrmes dans l’air qui fraîchissait.
(à suivre…)
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