Magnolia Express – 3ème Partie – #4

Le convoi de la Rivière Sanguine
 
Le soleil, qui en avait assez fait pour la journée, se couchait dans un lit de nuages mauves parfumés à la violette. Il éclairait d’une lueur rouge-orange notre progression de pionniers. Le vieux au chapeau de paille conduisait son tracteur en fumant une pipe en maïs, et Eileen était assise à côté de lui, sur un garde-boue, elle fumait la pipe en maïs de Conrad.
Conrad ? Il était au volant du taxi, un capitaine ne quitte jamais son navire, même quand celui-ci est remorqué sur une petite route au fin fond du pays. Aline et moi étions assis sur le coffre à l’arrière, les pieds reposant sur le pare-chocs gigantesque du taxi, un pare-chocs épais en acier brillant, comme un espadon que l’on aurait pêché le matin même et qui serait trop gros pour qu’on le mette dans le coffre.
Je suis descendu et j’ai avancé, les mains dans les poches, il suffisait de marcher un peu plus rapidement que d’habitude, je suis arrivé à la hauteur de Conrad. Le soleil couchant colorait son visage, on aurait dit un acteur qui joue le rôle du Peau-Rouge mais qui a oublié de se raser, alors ça n’est plus crédible du tout.
(Parce que les vrais Peaux-Rouges sont imberbes).
 
– Ugh, boîte de conserve jaune.
– … mmmff … mboîte de conserffmm … Gaminpfff …
– Pourquoi toi avoir la figure sans sourire, homme-taxi ?

Conrad se tourna vers moi, les yeux un peu écarquillés, il ouvrit la bouche et puis s’arrêta, aucun son n’en sortait, il tourna à nouveau la tête et se remit à fixer la route devant, en soupirant. Bon. Je fis demi-tour, passai devant Aline à l’arrière, lui fis un signe au passage, puis j’allai m’asseoir à côté de Conrad tout ronchon. On entendait le taxi qui chuintait doucement, c’était un autre style de conduite, Conrad tenait le volant du bout des doigts, avec un air désabusé.
J’attendais, en humant les odeurs du soir (c’est pratique, finalement, de ne plus avoir de pare-brise). Conrad mâchonnait ruminait marmonnait, comme un bourdon neurasthénique, il était temps de lui apporter du réconfort.

– Conrad, vieux …
– Mmm.
– Est-ce que tu regrettes d’être là ? Est-ce que tu voudrais être ailleurs ?
 
Je le vis qui restait immobile, englué dans son petit cafard, et puis son regard a bougé, il a fixé le compteur du taxi, au début du voyage il l’avait allumé et nous avait dit « On va voir jusqu’où ce compteur peut aller, ça fait dix ans que je me le demande… ». Son regard a dérivé, il regardait maintenant Eileen et Vieux Bill qui lâchaient tous les deux des bouffées de fumée pensives dans l’air du soir. Silence. Puis lentement, plus lentement que la mer qui monte, j’ai vu un sourire qui se levait au coin de sa lèvre, qui s’étendait, montait, enflait comme une vague, qui se répandait sur tout son visage. Il se tourna vers moi, m’attrapa le bras et le serra dans sa poigne de grizzly :

– Pour rien au monde, petit, tu m’entends …

et il souriait comme s’il était empli de lumière, plein à craquer de certitudes,

pour rien au monde

Il continuait à me serrer le bras, à me regarder avec ses yeux plissés. Il tourna la tête et son regard alla chercher Eileen avec sa chemise à carreaux, il restait comme ça, à la regarder et à me broyer le bras. Il ajouta au bout d’un moment :

– Eh petit, ce voyage, avoue un peu … ça n’est pas que pour Aline, hein ? … Il n’y a pas qu’elle qui recherche quelque chose ?…
 
Je souris à mon tour, me dégageai doucement et lui tapai sur l’épaule avant de descendre du taxi. J’allais rejoindre Aline quand il me rappela :

– Petit…
– Ouaip ?
– Merci.
 
Je m’installai à nouveau à côté d’Aline.

– Tout va bien ?
– J’ai un bras complètement broyé, mais ça n’est pas grand chose, on ne va pas s’arrêter à ces petites misères.
– Certes.

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