Magnolia Express – 2ème partie – # 5

Joe le Bûcheron et les bouches d’incendie
 
Le cargo a lentement dérivé le long des courants des petites rues, passé le chenal avec sa lumière bleutée, et devant nous, il n’y avait plus que la mer libre. La nuit nous enveloppait et nous protégeait, je voyais les lumières du tableau de bord éclairer la figure de Conrad qui mâchonnait un petit bâton, et puis Aline avait posé sa patte élastique sur mon cou et elle regardait en silence, avec la vue nocturne des chats.
Sans me retourner, je savais que nous laissions derrière nous un sillage phosphorescent, j’avais déplié une carte sur mes genoux, juste éclairé par la petite lumière du plafonnier. De derrière, j’ai entendu la voix d’Aline, elle me disait que Conrad connaissait cette partie de la route, que c’était après qu’on aurait besoin de la carte. Alors je leur ai raconté l’histoire de Joe le Bûcheron.
 
Joe était bûcheron dans les montagnes au nord, et il descendait tous les mois à la ville pour prendre des provisions, sauf en hiver où là il vivait sur ses réserves pendant plusieurs mois sans voir personne. Joe ne savait pas lire, et ne s’y reconnaissait pas bien dès qu’il arrivait à la ville. Je l’entends encore qui disait : « C’est pas catholique, toutes ces rues qui se croisent si proprement, la nature ne fait jamais comme ça, ici toutes les rues se ressemblent, toutes les maisons ont le même type de fenêtres, et tout change si rapidement ! Là-bas dans les montagnes, il y a pas deux arbres identiques, et au moins, ils restent à la même place ! ». Alors Joe avait un système : à partir du moment où il entrait dans la ville, toujours par la même route, il comptait le nombre de bouches d’incendie qu’il rencontrait. Il savait qu’à la quatrième bouche d’incendie, il devait tourner à droite, et le magasin de fournitures était un peu plus loin.
Le système de Joe marchait très bien, tous les mois il allait faire ses achats, sauf en hiver où il restait absent de longs mois. Et puis est venu Floyd J. Tomaso.
 
Floyd J. Tomaso était un fils d’immigrant, il avait vécu dans le quartier italien depuis sa naissance, il avait baigné dans les odeurs de lessive et de pâtes alla carbonara, et n’avait jamais quitté son quartier, parce que son père n’était pas assez riche pour qu’ils partent en vacances. Alors l’été, quand il faisait trop chaud pour rester à l’intérieur, Floyd J. Tomaso descendait dans la rue avec d’autres bambini, et ils se baignaient près d’une bouche d’incendie, c’était leur rivière à eux, cette bouche d’incendie.
Alors voilà, quand, des années après, Floyd J. Tomaso est devenu maire, il a décrété qu’il n’y avait pas assez de bouches d’incendie dans Little Italy, et qu’il fallait en installer d’autres. Lui, tout ce qu’il voulait, c’est que les bambini puissent se rafraîchir en été (ça ne sert qu’à ça une bouche d’incendie, il n’y a jamais d’incendie dans Little Italy). Et donc, en prévision du prochain été chaud, il avait fait installer douze bouches d’incendie supplémentaires pendant les longs mois d’hiver, et tout le monde dans Little Italy était content.
 
Alors évidemment, quand Joe le Bûcheron est descendu de la montagne au printemps, il a compté quatre bouches d’incendie, et il a tourné à droite, mais ça n’était pas la bonne rue, parce que pendant les longs mois d’hiver, une bouche d’incendie supplémentaire était apparue sur le trottoir dans cette rue-là, comme un champignon hivernal. Joe le Bûcheron a marché longtemps sans apercevoir son magasin de fournitures, et il s’est perdu. Il a échoué dans un bar-hôtel, loin au-delà de Little Italy, il a raconté son histoire et la patronne, qui était veuve, l’a pris en pitié et deux mois après ils étaient mariés.
 
– Et quelle est la morale ? demanda Aline, qui aime bien me taquiner.
– Eh bien, si Joe le Bûcheron avait été finaud comme je le suis, il eût déplié une carte sur ses genoux dès les premiers mètres en dehors de son territoire, il se fût repéré à la boussole et au soleil, et tout ça ne serait pas arrivé.
– … et il ne serait pas marié, et la pauvre veuve serait toute seule…
– Ben oui, bien sûr… Mais peut-être que le soir, après la fermeture du bar, de temps en temps il s’accoude à sa fenêtre et il rêve à sa petite cabane, à ses arbres qui ne changent pas de place là-haut. Il n’est pas triste, non, juste rêveur…

Aline a tendu la main, m’ébouriffant les cheveux, tandis que Conrad songeait à tout cela en mâchonnant son petit bout de bois.

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Roman, publié progressivement, sous un contrat Creative Commons. Et aussi sous licence Touchatougiciel.

Le roman, dans l’ordre, est
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0 réponse à Magnolia Express – 2ème partie – # 5

  1. julient dit :

    Me voici à jour des Magnolia Doc ! J’ai tout lu d’une traite ce week end, merci !

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