Les marchés financiers sont-ils efficients ? Partie III – à qui profite le crime ?

Voici donc le troisième article de ma série de quatre thibillets sur l’efficience des marchés financiers, après mon introduction sur l’efficience, et le rappel des résultats des études académiques, en attendant le quatrième (et dernier ?).

Ici, je souhaite juste introduire une de mes grilles analytiques, probablement la plus importante pour comprendre comment fonctionnent les gens dans un monde professionnel. Les chercheurs (?) qui me lisent (?) n’apprendront rien (?) sur la théorie de l’agence, je m’adresse ici aux milliards de lecteurs peu au fait des théories académiques, ceux qui forment le lot quotidien des statistiques de ce blog.

La théorie de l’agence postule que, quand vous confiez un mandat à quelqu’un (par exemple, vous chargez un agent immobilier de vendre votre maison), vous allez avoir un problème principal-agent. Vous, en tant que principal, avez un intérêt : que la maison se vende le mieux ( = le plus cher) possible ; l’agent peut s’aligner sur votre intérêt (dans ce cas, il est honnête, gentil, scrupuleux), ou bien mettre en avant son propre intérêt. Quel sera l’intérêt de l’agent immobilier ? On peut essayer d’exprimer les différents intérêts qu’il peut avoir :

  1. Vendre bien. En effet, sa commission est un pourcentage du prix de vente. Dans ce cas, les intérêts du principal (le vendeur) et de l’agent sont alignés.
  2. Vendre vite. Pour éviter de multiples visites sans concrétisation, l’agent peut être tenté de n’accepter que les maisons se vendant en-dessous du prix du marché. C’est le principe mieux vaut faire 10 ventes par mois, à 50 000 € pièce, qu’une seule vente à 300 000 €.
  3. Toucher des primes. Ces primes peuvent être liées aux ventes, ou bien à d’autres activités, par exemple la prospection commerciale. Si on imagine une agence qui donne une prime à ses agents à chaque fois qu’ils reviennent avec un mandat de vente, on peut en conclure que l’agent passera beaucoup de temps au téléphone, à convaincre des vendeurs de lui confier un mandat, et peu de temps à faire réellement visiter les maisons.

Tout ceci pourrait n’être que fiction, c’est hélas la réalité. Si vous vous posez un moment, vous allez éventuellement trouver d’autres modes de rémunération des agents, qui rapprocheront leur intérêt, ou l’éloigneront, de celui du vendeur. Plus généralement, tout système incitatif, par exemple un système de rémunération (fixe / variable, indemnités kilométriques, tickets restaurant, miles…) pourra être analysé à l’aune de « quel est l’intérêt du principal (l’employeur), quel est l’intérêt de l’agent (le salarié) ? »

Revenons aux marchés financiers. Qui est le principal ? L’investisseur, qui a du capital, et souhaite l’investir en actions. Quel est son intérêt ? Maximiser sa rentabilité, ou plus précisément, son couple risque-rentabilité.
Qui sont les agents ? Les conseillers en patrimoine et responsables d’agence bancaire, les traders et analystes boursiers, les journalistes économiques. Quel est leur intérêt ? Toucher des commissions sur les achats-ventes, ou bien faire vendre des journaux.

Les intérêts du principal et des agents ne sont pas alignés. Le jour où un gestionnaire de patrimoine sera rémunéré un certain pourcentage de mes gains, je veux bien envisager de devenir son client. Dans le système actuel, quand la Bourse monte, les conseillers recommandent d’acheter, ils touchent des commissions, ils y gagnent ; quand la Bourse baisse, les conseillers recommandent de vendre, ils touchent des commissions, ils y gagnent. Si la Bourse remonte, etc.

Dans ce système, les « conseillers » sont rémunérés plus s’ils font « tourner » le portefeuille de leurs clients (on parle de portfolio churning, littéralement, du touillage de portefeuille). Et le moyen de faire tourner, c’est de proposer des tuyaux, des informations de première bourre, des trucs, bref, d’être convaincu qu’on est meilleur que le marché. Cela tombe d’autant mieux que les gogos (vous, moi) veulent gagner plus que les autres, et sont prêts à écouter n’importe quelle sirène, celle qui dit que les graphiques permettent de prédire l’avenir, que la Bague de Ré les protège contre les accidents de voiture, ou que l’ail éloigne les vampires. Ce qui nous ramène aux gestionnaires de portefeuille.

Vous imaginez un analyste financier, ou un gestionnaire de patrimoine, dire « OK, je l’avoue, le meilleur moyen de ne pas perdre ses plumes, c’est de tout mettre dans un portefeuille diversifié, et d’aller dormir pendant 5 à 10 ans » ? Cela irait contre son intérêt (toucher des coms). En revanche, un prof, chercheur à ses heures perdues, quel sera son intérêt à clamer que les marchés sont efficients ? A qui le crime profite-t-il ?

Conclusions :

  • Les marchés financiers sont efficients, car d’innombrables études l’ont montré
  • Mais dès que l’on se focalise sur les intérêts de chacun, on peut comprendre que certains déclarent, postulent, affirment, que « les marchés ne sont pas efficients, sur la vie de ma mère, j’ai fait du 120% sur cette action ! »
  • Cela ne remet pas en cause la fonction d’analyste financier : celui-ci est un passeur, il produit des informations à partir d’informations, et contribue à l’efficience des marchés. Mais le métier d’analyste financier est un métier très concurrentiel, aussi, en contribuant à l’efficience, tous contribuent finalement à réduire leurs gains à des rations de survie.

Dans un dernier article, nous verrons que tout ceci peut être discuté, raisonnablement, car la recherche avance toujours…

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0 réponse à Les marchés financiers sont-ils efficients ? Partie III – à qui profite le crime ?

  1. sam dit :

    Bonjour Monsieur,

    J’ai trouvé très intéressant votre analyse sur l’efficience des marchés.

    J’ai lu vos 3 premiers articles il me manque la 4ème partie mais je n’arrive pas à le trouver. Pourriez-vous me le faire parvenir ?

    Par ailleurs je dois faire un article d’1 quinzaine de pages sur les recommandations des analystes financiers. Auriez-vous des tips et infos à ce sujet ?

    Je vous remercie par avance pour votre temps et considération.

    Bien cordialement,

    Sam

  2. Docthib dit :

    Bonjour Sam, la quatrième partie n’est toujours pas écrite, donc je ne peux pas vous l’envoyer. Quant à vous donner "des tips et infos", non, je ne fais pas ça. Votre article sera (peut-être) moins original, mais il sera plus personnel. Si vous voulez travailler, et approfondir le sujet, un passage par les journaux académique américains est quasi obligatoire. Si vous êtes paresseux, ou que les bibliothèques sont fermées, essayez des recherches par mots-clés dans les cahiers de recherche soumis à SSRN.com (social sciences research network), notamment FEN (Financial economics network).

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