Le Tao d'Amélie Poulet

Mon frère, que toutes les vaches sacrées de l’Inde répandent sur lui leurs bouses parfumées, m’a passé un podcast (ne me demandez pas ce que c’est, pour moi, c’est une émission de radio enregistrée) portant sur Chouang Tseu (je sais, je prononce mal), l’oncle du Taoïsme. Le père du Taoïsme est Lao Tseu, semble-t-il, avec son Tao Tö King, et les cousins à la mode de Bretagne en sont Confucius et sa clique.

Or donc, hier, pour chasser les dernières brumes de la Saint-Patrick que je fêtai dignement l’avant-veille (jusqu’à la veille, étant donné que cette plaisanterie a duré jusqu’à 3h du matin), je m’en fus trottiner sur les bords de la Seine séculaire. Les conques de mes oreilles étant ornées de micro-oreillettes en mousse, elles-mêmes reliées à un wok-man minuscule, je laissai la pensée chinoise déferler dans mon cerveau droit, puis gauche. Je n’ai pas tout compris, mais ça n’est pas plus mal, car la compréhension, semble-t-il, est contraire à l’esprit du Tao. Même au moment où je me disais « finalement, c’est une question d’objet et de sujet : l’occidental se définit comme subjectif, en dehors du tableau, là où l’oriental se définit comme partie du tableau », l’émission déroulait son fil avec la voix haut-perchée d’un sino-français qui affirmait « la distinction objet-sujet est clairement occidentale, et ne saurait exprimer les écrits de Chouang Tseu ».

Chouang Tseu commence souvent ses pensées par un dialogue avec un artisan, et l’on cite souvent l’exemple du boucher (j’en ai entendu plusieurs versions depuis des années, j’en retranscris une synthèse) :

  • Quand il commence à apprendre son métier, il voit le boeuf dans son ensemble, il découpe avec force, et doit souvent affûter son couteau
  • Quelques années plus tard, il ne voit plus le boeuf, mais des parties, et il cherche la faiblesse de chaque articulation, il observe longuement avant de couper. Il affûte moins souvent son couteau
  • Quelques années encore, et il découpe un boeuf sur pieds, et le boeuf reste debout. le couteau n’est pas émoussé, il a gardé son tranchant. Le boucher a juste passé sa lame dans les espaces vides entre la matière.

Tout cela est bien joli, cela m’a fait réfléchir sur le moment, mais après, hein, la vie continue, y faut poinçonner son ticket, nourrir son escargot, gagner son bifteck. Et puis ce soir, j’avais passé une journée saumtre (elle n’est pas terminée, d’ailleurs), et j’étais à la bourre, en train de graticher une carcasse de poulet, quand j’ai pensé à Chouang Tseu. D’un acte énervé, sans qualité, j’ai essayé de transformer ce découpage en une quête intellectuelle. Chercher les articulations. Ne pas utiliser le couteau pour trancher, mais pour découvrir les interstices. Progresser avec calme, en cherchant les vides. Je ne peux pas dire que je me suis transformé immédiatement en lac paisible (ceux qui me connaissent… me connaissent), mais le changement était perceptible.
Je repensais au personnage, dans Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, qui aime découper le poulet avec les doigts. Ce n’est qu’en voyant le film, il y a des années, que j’ai compris que je faisais partie aussi de cette catégorie. Même si c’est trop naze de mettre des gens dans des cases (Vincent Delerm, Catégorie Bukowski), cela entrait en résonance avec l’émission sur Chouang Tseu. Je cite de mémoire : « Les Chinois sont le seul peuple a être toujours resté sédentaire. Et quand cela fait 10 000 ans que votre famille cultive le même lopin de terre, cela crée des affinités. Le paysan chinois entend les graines qui sont en train de pousser sous la terre ».

Bref, avec mon poulet, j’ai eu plus d’affinités que ces temps de H5N1 ne nous en font miroiter.

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