Je suis en train de travailler sur la traduction d’un manuel de finance américain et cela m’inspire quelques réflexions et réminiscences. Dans la précédente édition, j’avais conclu la préface des traducteurs-adaptateurs par les mots suivants :
Brealey et Myers concluent leur ouvrage en citant Mark Twain. Nous citerons l’académicien Edmond Jaloux, en espérant le contredire :
Les traductions sont comme les femmes : quand elles sont belles, elles ne sont pas fidèles ; quand elles sont fidèles, elles ne sont pas belles.
Je me rends compte de la vanité de mon propos (« en espérant le faire mentir »).
- D’abord parce qu’un ouvrage de finance, aussi réputé soit-il, ce n’est jamais de la grande littérature.
- Ensuite parce que, de la même manière que Vladimir Volkoff dit dans L’interrogatoire (Livre de Poche n° 6642, p. 221) que
à la sortie de la machine, on trouve une mixture de jus d’interrogateur et de jus d’interrogé : cela s’appelle les aveux »
, une traduction demande autant de transpiration aux traducteurs qu’elle en a demandé aux auteurs. Mais si on améliore le texte en traduisant, le lecteur dira « ah, ces auteurs américains, qu’est-ce qu’ils sont clairs et pédagogiques ! » et si l’on traduit scrupuleusement un texte confus, le lecteur dira « ah, que ces traducteurs ont dénaturé la pensée claire des auteurs américains ». - Enfin, parce que tout est une question de goût personnel. Si Edmond Jaloux était encore de ce monde, je lui demanderais « définissez ce que vous entendez par traduction fidèle (voire traduction belle) »
En termes de goût, voici quelques réactions personnelles sur des traductions :
- Dans Blade runner, au moment où Deckard apprend qu’il doit aller éliminer Rachel, l’inspecteur Gaff dit « Too bad she won’t live ! But then again, who does ? », phrase éminement métaphysique selon moi (Dommage qu’elle ne vive pas plus ! Mais finalement, qui parmi nous prétendrait vivre ?), qui a été traduite par le plat « Dommage qu’elle doive mourir. Mais qui n’en est pas là… » (Je sais, je sais, les contraintes des sous-titres sont drastiques, mais j’ai le droit d’exprimer mon esthétique).
- Dans Zen and the art of motorcycle maintenance, Robert Pirsig dit (je cite de mémoire)
In a TV series, the scientist that mutters « the project is a failure, we have discovered nothing » is mostly suffering from a bad scriptwriter
est devenu, dans Traité du zen et de l’entretien des motocyclettesle scientifique qui dit « ce projet est un échec, nous n’avons rien trouvé » n’est pas crédible.
- Je me souviens aussi d’un autre passage, que je trouve taoïste, ou bouddhiste zen, que la traduction française a aplati, ou ignoré. Le jeune narrateur se retrouve en Corée ou en Chine, à apprendre l’anglais à des pêcheurs locaux, tandis que ceux-ci lui enseignent leur langue. Au cours d’un pique-nique avec eux, il dit « c’est quand même étonnant que, rien qu’avec 26 lettres, on puisse exprimer toutes les choses ». Les pêcheurs aquiescent de la tête, et disent « Non ». Le narrateur pense avoir mal compris, il reformule une phrase plus longue, plus détaillée, et obtient la même réponse : un assentiment de la tête ; le mot « Non ».
Des limites du langage. Cela me fait sourire. Je retourne à ma traduction.