(pour plus d’informations sur l’origine de cette lettre, voir ce thibillet)
Salut mon vieux,
C’est ton moi du futur qui t’écrit, en l’année 2018. J’ai donc cinquante ans, et sache que moi aussi, ça m’étonne pas mal. De ton côté, tu as une quinzaine d’années, et ton univers est constitué de 3 chaînes de télévision (c’est beaucoup), la lecture quotidienne de la section BD de France-Soir de ton grand-père, une platine disque avec beaucoup de 45 tours et de 33 tours, et les radios libres en bruit de fond. Il y a aussi des livres de Donjons et Dragons qui traînent à côté du Sharp PC 1211 de ton frère (une calculatrice avec programmation en Basic, autant dire le futur). Et des livres, partout, et de l’acné, partout.
Je vais te donner quelques conseils, qui valent ce qu’ils valent, mais qui peuvent te faire gagner quelques années, ou t’éviter quelques détours d’existence. C’est un renvoi d’ascenseur, puisque tu avais écrit des conseils à l’adulte que tu allais devenir un jour, et oui, je les ai lus et conservés. Je ne peux pas te dire, hélas, si tes conseils m’ont servi, et si j’adhère toujours à tes idées. Doc Emmett Brown a bien démontré le danger d’en savoir trop sur le futur. Je me souviens encore de ton premier visionnage de ce film, et de l’éclat de rire de Laurence T quand Marty McFly attrape le camion, sur fond de Huey Lewis and the News.
Premier conseil : arrête de prétendre aimer des trucs sans te poser la question, juste parce que tu penses que les autres vont trouver ça bien. Trouve tes goûts, et assume tes dégoûts. Pour info, 35 ans après, l’intro de Saturday Night Fever te mettra toujours en transes (ainsi que quasiment tout l’album), alors assume dès maintenant que les Bee Gees et le disco, c’est cool. Ce n’est qu’un exemple, j’en ai plein d’autres que tu découvriras, notamment cet obscur 45 tours que ton frère aura choisi par dépit à la tombola de Janson.
Au sujet des livres, ta première copine sérieuse (car oui, ça arrivera un jour, mais sache que tu vas avoir beaucoup de temps à attendre) te dira « il y a les livres qu’on achète, il y a les livres qu’on montre, et il y a les livres qu’on lit ». Je rajouterais : et dans cette dernière catégorie, il y a les livres qu’on lit pour pouvoir dire qu’on les a lus et disserter dessus, et les livres qu’on lit par plaisir. Focalise-toi sur les derniers. La vie n’est pas un exercice d’éloquence pour impressionner les autres, ça n’est pas non plus un exercice d’argumentation construite pour convaincre, et ça devient encore plus compliqué quand tu essaies de les impressionner en fonction de ce que tu penses qu’ils pensent…
Deuxième conseil, lié à cette idée : quand tu essaies de draguer, arrête la communication cryptique, genre coup de billard à trois bandes, je dis le contraire de l’inverse de ce que je pense qui est attendu pour après dévoiler la troisième couche de ma tendresse cachée. Suis les conseils que tu as lus dans Cinq à Sec, quand la Grosse dit qu’il a plus de succès avec des approches hache d’abordage entre les dents par 980 millibars, plutôt que des circonvolutions conversationnelles par calme plat à 1050 millibars. Et souviens-toi de toute façon : ce qui ne tue pas, ne tue pas. Soyons clairs, toi et moi : je ne peux pas te garantir que cette approche t’apportera plus de succès ; mais elle aura le mérite d’éviter que tu te fasses des nœuds dans la tête pendant des mois ou des années.
Puis viendra un jour, dans très longtemps, où tu te rendras compte que tu peux être aimé pour toi-même, sans que tu aies besoin de faire quelque chose, de dire quoi que ce soit ou de briller de quelque manière que ce soit. Je sais, ça paraît dingue, et ça va te prendre énormément de temps, d’énergie et de fausses pistes, mais quand finalement ça arrive, ce jour-là, il fait très beau. Et ça dure. Alors accroche-toi, moussaillon.
Troisième conseil : continue à travailler ton écriture. Tout style, tout type, toute occasion : tout est bon. Continue à lire des romans de manière boulimique, écris ce que tu veux, ce que tu peux, mais sache qu’un jour, tu auras un bon outil que tu ne te lasseras pas d’affûter. Et à l’exemple d’un vieux Borges donnant un vers de Victor Hugo au jeune Borges qui ignore encore tout de cet auteur, je te donne une citation à ce sujet : « Sur cinq mots qu’on veut écrire, en retirer trois. Cinq mots écrire, retirer trois. Mots écrire retirer. Écrire. »
Et pour conclure, non pas un conseil, mais une information. À ton âge, tu trouves que le pire dans la chanson française, ce sont les chanteurs engagés, et le pire de ces chanteurs intellos, c’est la trilogie Brel, Brassens, Ferré – des vieux qui fument et qui parlent d’Art. Pour ton information, des années après, tu découvriras et tu aimeras Brel, puis Brassens, puis enfin Ferré – mais ça prendra du temps. Des années encore après, tu verras (plusieurs fois) tous les Rocky, en y prenant du plaisir (si, si). Si dans ton esprit, cela fait de moi un vieux con, ce n’est pas grave. Cela veut juste dire que tu étais un jeune con, et ça non plus, ce n’est pas grave. En revanche, ne regarde pas à nouveau Goldorak, reste sur ton souvenir, ne commets pas l’erreur que j’ai commise… Mais Retour vers le futur est toujours aussi sympa 35 ans après… Voilà, j’espère qu’un jour tu pourras écrire quelque part, en le pensant « je dédie cet écrit à Christophe Thibierge, qui devient de plus en plus celui que j’aurais aimé être ». C’est tout ce que je te souhaite.
Je t’embrasse mon vieux,
Chr.
Une vieille amie m’a conseillé de lire ce Thibillet. Elle a bien fait. D’abord, c’est une madeleine et il ne faut pas se priver de la dose quotidienne de ce genre de légumes. Ensuite, il y a des vérités, ou plutôt des avis forgés par l’expérience qu’il est intéressant de donner à ce jeune freluquet et qui peuvent servir à ceux d’entre-nous dont la sensibilité intellectuelle est moins affûtée (j’en connais, autant qu’on puisse connaître quelqu’un). Il n’est jamais trop tard pour gagner du temps. Je soupçonne l’amie conseilleuse de voir chez le quinqua de nombreux traits de l’adolescent qui n’a pas encore médité sur les conseils 1 et 2. Et enfin, le style et l’humour, qui sont à mon avis une fin en soi, sont là pour témoigner que le 3ème conseil a été bien précédé (suivi par le prédécesseur).
Amités, cher Monsieur Thibierge.
Hello Hans ! Cela a été un exercice très intéressant en effet, et il n’est jamais trop tard pour s’y prêter. Quelques alternatives tout aussi intéressantes (à tester un jour) seraient aussi : lettre à celui/celle que je serai dans 20 ans ; lettre de mon moi futur (écrite dans 20 ans) que j’aimerais recevoir aujourd’hui 🙂
Amitiés au Soleil
C.