Tribunal de lapins
Quelques heures après, nous étions toujours au même endroit, nous avions fini de manger, le dos appuyé contre les rochers tièdes, et nous profitions du champ de bruyère et de serpolet et de la forêt qui nous entourait. Eileen et Conrad regardaient fixement un endroit depuis quelque temps, j’ai touché silencieusement le coude d’Aline.
Deux lapins étaient venus vers les rochers en se cachant, ils devaient se demander si nous faisions partie de la race des Dangereux ou des Inoffensifs. Ils devaient aussi se croire bien cachés, derrière leur rocher à une vingtaine de mètres de nous, se dire avec fierté :
– Tu as vu, Moses, ils n’ont rien vu ! Nous sommes très forts …
– C’est normal, Lincoln, nous sommes discrets. Et bien cachés.
Mais voilà, tout discrets qu’ils étaient, ils avaient oublié leurs oreilles longues et neigeuses, et on en voyait de temps en temps une paire qui se levait au-dessus du rocher quand un oiseau chantait, et puis l’autre paire d’oreilles se pointait, elles se tournaient brusquement d’un côté quand on entendait une branche craquer, puis l’une se retournait vers l’autre et les deux lapins recommençaient à discuter.
– Alors Moses, comment juger de leur inoffensivité ?
– Il y en a un qui a l’air d’un ours avec un pyjama à carreaux. Un ours qui se prépare à hiberner, ça n’est pas dangereux, dit Moses.
– Mais les trois autres ?
– Eh bien, il y en a une qui secouait sa crinière en riant, or les chevaux, fussent-ils sauvages, ne nous font jamais de mal. Ils nous poussent un peu avec leurs naseaux et soufflent un air tiède, et en hiver ça fait du bien. Donc en voilà une qui est inoffensive.
– Ah.
– Oui. Il en reste donc deux.
– Le petit chat n’a pas l’air dangereux : elle a les yeux dorés, et puis regarde-la s’étirer en plein soleil.
Aline me sourit, elle avait passé l’examen. Ne restait plus que moi.
– Il en reste donc un …
– Ami des renards …
– Donc fourbe et cruel …
– Animé de mauvaises intentions à notre endroit …
– Lui, quand il regarde un lapin, il voit un civet …
Eileen s’agitait un peu, me jetait des regards en coin.
– En plus, il n’a pas l’air très malin, a dit Lincoln.
– Oh non, ho ho ho, moins malin qu’un lapin, ça c’est sûr, a répondu Moses.
Alors Eileen s’est levée, a mis ses poings sur ses hanches, et a grondé :
– Hey, les deux mangeurs d’herbe, montrez-vous un peu !
On a vu deux paires d’oreilles pointer vers nous avec effarement.
– Allez, venez présenter vos excuses !
Silence dans le camp lapin.
– Montrez-vous, ou je viens vous chercher à coups de sabots !
Alors on a vu un nez de lapin pointer d’un côté du rocher, à nous regarder piteusement. C’était Moses. Et puis Lincoln est apparu de l’autre côté, avec un air si effaré que j’ai ri tout seul, à voir ses oreilles pendantes et ses yeux écarquillés. Eileen a vu que je riais de leur déconfiture, alors elle a grommelé :
– Allez, c’est bon pour une fois, vous pouvez circuler…
Et ils se sont enfuis dans les hautes herbes, dépités, le bout de leur petite queue blanche a disparu dans la bruyère. Et nous, nous sommes repartis dans les hautes herbes, allégés, les pans de nos chemises flottant dans le soleil, nous avons repris le taxi surchauffé.
La route a commencé à descendre doucement, on voyait un lac au loin.
Roman, publié progressivement, sous un contrat Creative Commons. Et aussi sous licence Touchatougiciel.
Le roman, dans l’ordre, est là.