Magnolia Express – 2ème partie – # 16

Rhapsody in Wood
 
La salle de concert était bien remplie, nous n’étions pas assis l’un à côté de l’autre, les lumières ont baissé et je voyais Aline à quelques rangs devant. Les musiciens commencèrent à jouer une de ces œuvres lentes et pénétrées, tout le monde avait l’air très sérieux, le chef d’orchestre fronçait les sourcils en recherchant le Son Juste, les spectateurs eux-mêmes avaient un air de gravité douloureuse, comme ça arrive en cas de problèmes intestinaux.
Je regardai Aline, Aline se retourna, me regarda, me sourit. Bon. Ça au moins, ça n’était pas perdu, Aline reste toujours Aline. Et puis elle se retourna vers l’orchestre et continua à écouter. Alors je me suis endormi.
 
Quand je me suis réveillé, le combat faisait rage. La grosse caisse envoyait de la mitraille sonore BAOUM BAOUM tandis que les violons cédaient, pliaient puis remontaient à l’assaut en tricotant de leurs archets, les cuivres sonnaient la charge et il n’y avait guère que les bois pour se tenir à peu près tranquilles. Les violons faisaient preuve de beaucoup de vigueur, ils se dépensaient sans compter pour contenir l’ennemi et ses vibrations sonores. Les archets zigzaguaient à toute vitesse, les violons s’inclinaient, une fine poussière de bois, une sciure légère commençait à flotter autour des violons. Mais il fallait bien qu’ils se défendent, les grosses caisses étaient toujours menaçantes, alors ils ont continué à scier, maintenant la sciure commençait à tomber sur le plancher et les violons jouaient toujours. Ça n’était plus un concert, ça devenait une entreprise familiale au Canada, où l’on débite des bûches toute la journée. Un des violons s’est arrêté, a enlevé sa veste de smoking, en dessous il avait une chemise rouge à carreaux, et il a recommencé à jouer tandis que son collègue faisait de même, on voyait qu’ils avaient tous chaud, et bientôt tous les violons étaient en chemises à carreaux, et puis les cuivres se sont mis en bleus de travail, tout en continuant à jouer (il fallait bien entretenir la machine).
Désormais, un nuage de sciure de bois les entourait tous, les hautbois et clarinettes avaient recommencé à jouer sur un ton très doux, comme des chants d’oiseaux qu’on ne verrait pas parce qu’ils sont cachés derrière le feuillage. Les grosses caisses tapaient sur un rythme travailleur, comme des marteaux qui enfoncent des clous, et on y était enfin, au Canada, au milieu d’un scierie familiale, la sciure jonche le plancher et une bonne odeur de bois frais flotte dans l’air. Les bûcherons et les mécaniciens travaillent en rythme, en écoutant les oiseaux qui chantent dehors dans le feuillage, et puis il se mettent tous à chanter ensemble l’Hymne Du Bûcheron Travailleur :

Hi Yo Hi Yo
on débite du bouleau
tout le peuplier
c’est sûr y faut travailler
on travaille en chêne,
y a pas vraiment d’ problème
Hi Yo Hi Yo

Et la baguette du chef d’orchestre est devenue un brin d’herbe,
et comme on ne peut pas diriger des gens avec un brin d’herbe,
il se le met à la bouche,
et les mains dans les poches,
il va faire un tour
parmi les bûcherons et les mécaniciens
qui continuent à chanter
en chœur.

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Roman, publié progressivement, sous un contrat Creative Commons. Et aussi sous licence Touchatougiciel.

Le roman, dans l’ordre, est
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