Les mots qui disent l'inverse

La majorité des mots sont censés dire ce qu'ils disent. Quand je dis "il fait beau", tout le monde comprend le sens de ma phrase, et il n'y a pas de vérité cachée.
Il y a aussi une minorité de tournures qui, elles, sont plus subtiles à analyser. Les litotes, les questions rhéthoriques, les variations de termes et de rythme : ces figures de style (figures stylées, comme dit Mathilde Levesque) demandent un effort de compréhension pour décrypter l'intention derrière la phrase. Quand un collègue me dit "j'admire ton opiniâtreté", je peux me demander à juste titre (1) s'il pense ce qu'il dit, c'est-à-dire qu'effectivement il est admiratif, ou bien (2) s'il n'est pas en train de se foutre de ma gueule, plus ou moins ouvertement, en me faisant comprendre à demi-mot qu'il y a peut-être des choses plus importantes dans la vie que le remboursement de cette note de frais de 2,30 €. Et il peut y avoir un (3), un (4), sur les multiples échelles du passif-agressif, de l'humour, de la mise en abyme et autres univers parallèles.
Et il y a, à part, les phrases qui disent l'inverse de ce qu'elles disent. Ce n'est pas une atténuation, c'est vraiment l'inverse de ce qui est dit. J'en ai trouvé trois pour l'instant :
  • "Si tu veux", qui arrive habituellement pour clore une discussion. Il n'y a ni consensus, ni accord. "Si tu veux" dit en fait "moi je ne veux pas, mais je lâche l'affaire". On est dans le centre émotionnel (comment je vis cette discussion).
  • "Admettons", qui arrive au milieu d'une discussion, pour passer à autre chose. "Admettons" peut être traduit par "j'ai écouté tes arguments, j'ai donné mes contre-arguments, et je vois que tu persistes à t'enferrer, donc je coupe court". "Admettons", c'est un peu comme "bref" : une manière plus ou moins polie de passer à un autre niveau de la discussion, en ignorant tout ce qui a été dit précédemment. On est là dans le centre mental (argumentation, logique...).
  • "J'arrive", qui est habituellement dit depuis un autre endroit, où on est invisible, mais à portée de voix. "J'arrive" ne signifie donc pas "j'arrive tout de suite", mais plutôt "je vais arriver plus tard". Un jour, une de mes connaissances a même répondu à sa femme "j'arrive" tout en quittant la pièce. C'est évidemment le centre instinctif, celui du mouvement, qui parle ici.
Je suis partant pour toute suggestion permettant d'augmenter cette liste embryonnaire et ô combien importante.


Pensée moulinière – Ramasser des noix

Depuis maintenant quelques années, nous sommes propriétaires d'un ancien moulin en Touraine. Ayant toujours été citadin auparavant, je découvre au fil des jours une autre manière de vivre, avec d'autres repères. Bienvenue dans ces pensées moulinières.

Quand vient l'automne, voici le moment de ramasser des noix. J'ai la chance d'avoir 3 noyers, et ces arbres vénérables me transmettent à chaque fois quelques leçons d'humilité.
Il y a d'abord la question de la date de ramassage : en règle générale, les écureuils sont un bon baromètre. Comme la grenouille qui monte et descend à l'échelle de son bocal, l'écureuil est un bon indicateur de la noixitude du voisinage. Si, au petit déjeuner, j'en vois passer plusieurs qui s'affairent tels des lapins de mars (« je suis en retard, je suis très en retard ! »), cela veut dire que c'est le bon moment pour aller leur faire concurrence dans le ramassage des noix. La date de ramassage est évidemment complètement aléatoire : cela dépendra de l'été, de la pluie, des phases de la lune... et évidemment, des années. 
Il y a des années à noix et des années pas à noix. Il y a 3 ans, c'était une année à noix : j'ai ramassé 25 kg, et encore, c'était parce que mes vertèbres avaient crié grâce. L'année suivante, j'ai juste mis la main sur un ou 2 kg moisis (il faut dire que, bien occupé par ailleurs, je m'y étais pris très tard).
Cette année, ça a l'air bien parti.
On oublie très vite l'erreur de débutant, qui se dit « il doit y avoir un moyen pour aller plus vite ». Les magasins de jardinage regorgent d'ustensiles censés faciliter la vie : un petit panier roulant au bout d'un manche, des pinces qui évitent de se baisser, des râteaux larges qui sont censés ratisser les feuilles en laissant passer les noix...
J'ai particulièrement apprécié la leçon qui m'a été donnée sur le petit panier roulant au bout d'un manche. C'est un ustensile fort ingénieux, un peu comme la roue d'un hamster au bout d'un bâton : on promène ça sur le sol, et les noix sont censées rentrer et ne pas ressortir. En pratique, ça marche bien pour les premières noix, et puis on arrive très vite à un ratio pour lequel il y a une noix qui rentre pour 2 ou 3 noix qui sont éjectées du panier. Il s'agit aussi de vider régulièrement le panier, et comme il est censé capturé les noix, il ne les lâche pas facilement. J'en suis revenu très vite à la méthode des anciens, qui regardaient mon panier à roulettes en rigolant. Il n'y a pas de mystère, il faut se baisser, ramasser et se faire mal au dos.
Car la noix se cache, mais elle vit en groupe. C'est comme pour les champignons : il faut trouver la première noix, puis regarder juste à côté dans l'herbe. Même quand on est un gars de la ville, on apprend vite ce mouvement de pied semi-circulaire qui consiste à balayer l'herbe et sentir si ça roule sous le pied : si ça roule, c'est de la noix (ou plus rarement un caillou). Car certaines noix sont bien enfoncées dans la terre, planquées sous l'herbe, ou encore maculées d'un mélange glaiseux de brou de noix et d'autres excrétions animales. Il faut aussi rebrousser chemin régulièrement : telle noix qui était cachée par une touffe d'herbe devient parfaitement apparente quand on retourne sur ses pas. Il faudrait que je porte un podomètre quand je ramasse des noix. 
Peu à peu, on apprend. Par exemple, la logique voudrait qu'on ne cherche que sous le noyer. S'il n'y a pas de feuillage en l'air, pas besoin de regarder en bas. Eh bien, que nenni. La noix roule, la noix est emportée par de petits sciuridés, la noix peut vouloir voir du pays. Donc il faut chercher au-delà de la couronne du noyer, il y a parfois de belles surprises.
À la fin, ramasser des noix, c'est trier. D'abord sur le terrain, en excluant les coquilles vides, les coquilles entrouvertes desquelles germe un petit bout de futur noyer, les fruits qui ne sont pas encore ouverts, les bouts de bois ou les cailloux qui roulent sous le pied, les feuilles qui ont exactement la même couleur. Puis, de retour à la maison, il faut re-trier : enlever les feuilles mortes, les brins d'herbe, et surtout les noix percées ou entrouvertes. Après séchage de plusieurs semaines, encore un tri : enlever les noix qui en ont profité pour s'entrouvrir, celles qui ont été colonisées par des petits voraces, et toutes celles qui sont trop légères pour être honnêtes. Et des semaines, des mois après, il y en a encore à trier : trouées, moisies, enchifrenées. Quand tout cela est fait, après toutes ces heures de travail, on a enfin des noix prêtes à être consommées. Quand je pense que certains magasins vendent le kilo de noix à 5 €, je n'ose imaginer le salaire horaire que cela peut procurer aux ramasseurs...


LinkedIn récupère vos données pour entraîner son IA

Vu dans cet article : LinkedIn (détenu par Microsoft) a choisi de vous mettre devant le fait accompli : vos données (posts, messages privés, articles, commentaires, pièce d'identité ayant servi à la validation, etc.) seront utilisées pour entraîner l'intelligence artificielle de cette société sans que vous ayez donné votre accord. Pour refuser, il faut aller sur cette page et désactiver la fonctionnalité (activée par défaut). 



Blogosphere II

Dans les dernières semaines, parmi les blogs que je connais depuis 20 ans ou plus, il s'est passé plusieurs choses :
 Stephanie Booth (climbtothestars.org, blog qui existe depuis 2000) s'est faite bannir de Facebook, pour des raisons pas claires du tout. Ça pourrait être anecdotique, on pourrait même s'en réjouir à sa place, en termes de temps de cerveau disponible récupéré, sauf que c'est dramatique pour elle : depuis des années, Stephanie avait déporté sur FB énormément d'interactions web-sociales, et elle perd ainsi une communauté de 7000 personnes qu'elle avait patiemment constituée. Depuis ce jour, Stephanie revient à son blog, qu'elle avait délaissé pour une grande partie, tout en essayant de récupérer quelques fragments de sa vie numérique désormais inacessible sous FB. 
  • Le même mois, Christie Vanbremeersch (maviesansmoi , blog en activité depuis 2004) a appris avec dépit la fermeture de sa plate-forme de blog (Typepad) avec juste un mois de préavis. Plus de 20 ans de billets de blog à faire migrer (comment ?) et une autre solution de blog à trouver (où ?), dans un temps très limité. Il reste 18 jours, là où, pour ma propre migration, j'ai mis plusieurs mois (et ce n'est pas fini ! Et je passais d'auto-hebergé à auto-hébergé, donc beaucoup plus simple !)
  • En parallèle, Tristan Nitot (standblog , depuis 2002) affiche (je ne retrouve plus la source) qu'il ne peut plus recevoir de commentaires sur ses billets, et qu'il faut qu'il retourne sous le capot de Dotclear pour régler ce problème technique. Car avec le contrôle qu'on a en auto-hébergement, il y a aussi des contraintes techniques, quand le programme (Dotclear, Wordpress) fait évoluer ses fonctionnalités et que le "vieux" blog ne suit pas (un thibillet à venir sur ce sujet).
Ces 3 blogs faisaient partie de la liste des blogs que je suivais (souvent) et avec lesquels j'interagissais (plus rarement) à la grande époque de la blogosphère, et que j'ai continué à suivre depuis – même si c'est moins assidu qu'autrefois. Beaucoup d'autres blogs ont disparu de ma liste (mon blogroll, en langage préhistorique), la grande extinction ayant eu lieu entre 2007 et 2009. Seul-es quelques irréductibles ont persisté – dont le sémillant Boulet, protéiforme dessinateur de BDs, billets et rogatons, présent sur bouletcorp depuis 2004, achetez ses albums (pas cher).

Entre blogs et existence numérique, voici quelques idées, probablement pas nouvelles ni originales, comme autant de petits cailloux blancs sur le chemin de notre présence sur les réseaux :
  • Garder le contrôle de ses écrits, en auto-hébergement ou avec une solution qui permet des sauvegardes, c'est la base de la survie (ou de la pérennité) numérique.
  • Tout devrait partir du blog : c'est le premier lieu où l'on écrit, quitte à poster des extraits ou des liens sur d'autres plate-formes (par exemple Linkedin), mais le texte initial, gravé dans le marbre des électrons, reste notre propriété. Cf. la première phrase de ce billet de Tristan Nitot
  • D'autant plus que ces écrits sont la propriété de l'autrice... ou pas. Vous publiez sur votre blog : cela vous appartient. Vous utilisez une plate-forme externe (Typepad, Linkedin) : vos pensées deviennent la propriété de la plate-forme. Quelle que soit la société derrière la plate-forme, elle peut s'approprier vos écrits, ou les utiliser pour bourrer la gueule de ses IA, ou plus simplement, supprimer tout ce que vous avez patiemment écrit, d'un simple claquement de bits, et sans même avoir à se justifier ou vous devoir quoique ce soit. 
  • Tout part du blog... et devrait idéalement y revenir, avec les commentaires. Mais cette forme de conversation, qui existait dans les années 2000, est désormais bloquée (certains blogs n'offrent plus la possibilité de commenter) ou pis encore, déportée : quand je publie un thibillet et que j'en parle sur Linkedin ou Mastodon, c'est là-bas que mes lectrices et lecteurs commentent. Il n'y a donc plus d'historique de la conversation, ni aucune sauvegarde des échanges. Linkedin ou FB, c'est du temps présent évanescent ; un blog, c'est une mémoire (exemple ici : le sujet est peu important, ce qui compte, c'est de regarder la "conversation" qui a lieu dans les commentaires).
  • D'autres auteurs de blog, que j'ai découverts plus récemment, dissocient clairement l'acte d'écrire (qui aide à formuler, voire à découvrir ses pensées) et l'acte de communiquer là-dessus ("voyez ce que j'ai écrit"). Ploum ou Thierry Crouzet se méfient désormais du lien d'enchaînement : idéalement, et j'espère que je ne déforme pas leur pensée, on écrit d'abord pour soi, et seulement après, on communique sur le fait qu'on a écrit. Donc la première rémunération, c'est le verbe bien ciselé. Et la deuxième satisfaction, éventuelle, c'est d'avoir des lectrices, voire des commentateurs. Mais si on inverse le propos ("je vais écrire sur les sujets qui me rapportent des interactions", voire "j'ai besoin d'interactions, donc sur quoi je pourrais écrire ?"), la quête devient sans fin, et frustrante. C'est la recherche d'une célébrité très limitée et très éphémère, que les biologistes appellent la Dopamine.
Donc Stephanie Booth propose de relancer la blogosphère (en anglais), et même si ce ne sont pas quelques irréductibles qui vont changer le monde, ma foi, c'est un beau projet. Ma to-do list des prochains mois : me connecter à d'autres blogs, si possible des survivants (10 ans ou plus de blogging) pour recréer des liens, et idéalement, des discussions.

[edit : Stephanie a de nouveau accès à sa page Facebook après 21 jours, et les raisons ne sont toujours pas claires (en anglais)]



Pensée moulinière - Narcisse et Pan, réflexions ornithologiques

Depuis maintenant quelques années, nous sommes propriétaires d'un ancien moulin en Touraine. Ayant toujours été citadin auparavant, je découvre au fil des jours une autre manière de vivre, avec d'autres repères. Bienvenue dans ces pensées moulinières.

Pendant plusieurs semaines, nous avons constaté un phénomène curieux : des corbeaux s'attaquent à certaines vitres de la maison, en tapant si fort que nous avions peur qu'ils ne cassent une fenêtre. Ce genre d'animal est censé être (très) intelligent, donc avec notre voisin Simon, ornithologue à ses heures, nous nous sommes dit dans un premier temps que ces volatiles visaient à briser un carreau pour rentrer à l'intérieur et chercher de la nourriture (peut-être après s'être fait la main sur une maison abandonnée aux carreaux cassés).
Puis je me suis souvenu de Gérard. Il y a quelques années, lors d'un séjour en Touraine, nous avions rencontré Gérard, un paon con qui s'attaquait à son reflet dans les vitres, à tel point que son propriétaire avait dû recouvrir sa voiture d'une housse intégrale (pas pour rouler, hein, juste à l'arrêt). Gérard s'attaquait aux rétroviseurs, au pare-chocs (et ça n'était pas une Tesla). J'avais beau lui distiller de la sagesse philosophique façon message Linkedin ("Si tu te bats contre toi-même, tu es sûr de perdre"), il continuait : soit je ne suis pas bilingue Français-Paon, soit la sagesse Linkedin ne marche pas sur la gent paonne.
Après le paon et les corbeaux, voilà-t-y pas que les mésanges s'y sont mises. Un matin, entendant un poc-poc-poc régulier, j'ai parcouru toutes les pièces, jusqu'à trouver une mésange qui se battait contre son reflet à une fenêtre du salon. Tout en attaquant la vitre, elle pépiait, furieuse, et je suppose que ça voulait dire "Je te défie, espèce d'emplumée ! Sors de là si t'es une mésange !"
Narcisse, dit-on, tomba amoureux de son reflet. 
On a ici l'anti-narcisse : la haine de son reflet, une sorte de révulsion autogène , au slogan de "je rejette tout ce qui est moi". Il y aurait fort à dire sur ce phénomène, et j'aurais pu en écrire des pages, sur l'acceptation de soi et de ses faiblesses, la venue des premières plumes grisonnantes ou l'insidieuse progression de l'arthrite au bout des rémiges.
Mais la vérité est plus prosaïque : ces volatiles (uniquement quelques espèces), quand ils sont en période de nidification, voient leur énergie mâle les pousser à écarter tout autre géniteur. Car oui, tels les vampires, les oiseaux ne se reconnaissent pas dans les miroirs. Davantage d'informations dans cet article.