Finance comportementale – L’heuristique de disponibilité, ou comment notre cerveau nous couillonne

Article publié simultanément sur comprendretoutelafinance.com et sur margincall.fr.

– « dans 82% des divorces, la garde principale des enfants est attribuée à la mère »
– « Ah bon ? Ça a dû évoluer récemment, parce que je connais plusieurs pères qui ont obtenu la garde de leurs enfants »
– « Alors peut-être que la statistique que j’ai lue est ancienne – ou fausse… »

Un des biais cognitifs que je trouve le plus amusant est l’heuristique de disponibilité. Derrière ce nom barbare se cache une des sources les plus fréquentes d’erreurs de jugement et donc de décisions inappropriées. Que dit l’heuristique de disponibilité ? C’est une observation qui dit que plus nous avons été exposé(e)s à un fait, plus nous surestimons sa probabilité. Ainsi, parce que nous connaissons personnellement quelques pères divorcés, nous allons surestimer la proportion générale des pères qui ont la garde de leurs enfants.

Autre exemple : la majorité des gens craignent plus les attaques de requins que d’être frappés par la foudre. Pourtant, sur 30 ans d’observations aux États-Unis (uniquement les états côtiers), on a 1 505 morts par foudre contre 12 morts par attaques de requins. En statistique, un américain d’un état côtier à 125 fois plus de « chances » d’être tué par la foudre que par un requin.
Et pourtant nous avons peur des requins, à cause de leur sur-médiatisation :
– il y a une série de films intitulés « Les dents de la mer » (4 films, le premier étant 7ème au box-office mondial) tandis qu’on attend toujours « Les dents de la foudre » (et qui irait voir ce film ?)
– dans les journaux, il y a plus de gros titres « tué par un requin » que de gros titres « cramé par Zeus »
– plus globalement, dans l’imagerie populaire, on voit beaucoup plus de requins qu’on ne voit que scènes de foudre (à part les coups de foudre, mais nous nous éloignons du sujet)

Voyons dans quelle mesure cette heuristique de disponibilité affecte les décisions sur les marchés financiers :

1. Nous sommes influencés par les médias généralistes

  • certains sujets sont plus glamour que d’autres, donc les médias en parlent plus souvent. Par exemple, les gros titres des journaux se focalisent plus sur les fermetures d’usines que sur les créations d’emplois (cité dans un style savoureux ici).
  • Prenez ainsi l’action Apple ou Google : nous sommes surexposés aux informations sur ces sociétés – imaginez l’impact du lancement d’un nouveau produit Apple dans la dose d’information quotidienne d’une personne. Comparativement, qui entend parler régulièrement de Michelin ? Et qui peut dire quand Michelin a lancé un nouveau pneu ? Il y a fort à parier que si on faisait une étude sur la diversification des portefeuilles, on se rendrait compte que la plupart des investisseurs ont TROP d’Apple et de Google, et PAS ASSEZ de Michelin ( = ils ne sont pas correctement diversifiés, donc n’atteignent pas un couple risque-rentabilité optimal).
  • Et cela n’est pas dû à une incapacité des ordinateurs à pondérer correctement les portefeuilles, mais bien plutôt à ce biais humain consistant à en rajouter dans ce qu’on connaît – trop – bien.
  • Dans le même sens, les médias ont un fort taux de rotation des nouvelles. Hier on se passionnait pour les photos volées d’une princesse, demain on s’enflammera sur un gars qui a sauté dans la stratosphère parce qu’il était trop excité. Or, dans notre cerveau, nous « sur-pondérons » les informations récentes par rapport aux informations anciennes (elles sont plus « disponibles » pour le cerveau). Ce qui signifie que les performances récentes d’une action vont compter beaucoup trop dans la décision finale d’acheter ou revendre cette action.

2. Nous sommes influencés par notre environnement de travail

  • À votre avis, de quoi parlent les investisseurs entre eux ? De leurs succès ou de leurs échecs ? Il y a fort à parier qu’ils mentionnent beaucoup plus souvent leurs succès que leurs échecs – regardez donc les vantardises des rédacteurs de Margin Call sur Twitter 😉
  • Si l’on entend effectivement parler beaucoup plus de « coups gagnants » que de « lamentables plantages », l’heuristique de disponibilité va conduire les investisseurs à surestimer les probabilités de coups gagnants, et à sous-estimer les risques de lamentables plantages. En d’autres termes, notre échantillon d’informations est biaisé (et cela peut être aggravé par le le biais de confirmation d’hypothèse).

3. Nous sommes influencés par nos propres conceptions

  • Les milieux des marchés financiers sont assez quantitatifs : on puise dans des bases de données, on réalise des moyennes, on extrapole à partir de données historiques. Tout cela est bel et bon tant que l’échantillon est représentatif.
  • Rassurons-nous : les échantillons des bases de données professionnelles sont aussi représentatifs que possible. Mais ce culte de « je vais raisonner à partir d’un échantillon, je ne peux pas me tromper » nous conduit à prendre nos propres perceptions comme un échantillon valide (ce qu’il n’est pas). Regardez les canaux d’information d’un trader : ses collègues, ses relations d’affaires, des écrans d’information, des documents publiés. Or on ne peut pas tout lire, on ne peut pas écouter tout le monde : inconsciemment, nous bâtissons des échantillons extrêmement limités… et leur appliquons des raisonnements statistiques comme s’ils étaient des échantillons de grande taille.
  • C’est aussi une des explications du biais géographique : la plupart des investisseurs et gestionnaires de fonds détiennent TROP de valeurs qui leur sont proches géographiquement (ex : le siège social est à moins d’1h de voiture) et PAS ASSEZ de valeurs qui sont plus éloignées. C’est comme si la proximité géographique était rassurante : la société est « disponible », ce qui augmente l’heuristique de disponibilité… même si ce n’est pas un critère rationnel de diversification.

Conclusion : comment combattre ce biais qui nous affecte tous ?

Avant de prendre une décision d’investissement, demandez-vous « quel est l’échantillon sur lequel je fonde ma décision ? Est-ce un échantillon correct ? » Si la réponse est « mon chauffeur de taxi m’a dit que sa belle-soeur pensait que Citigroup était une valeur montante », votre cerveau est en train de choisir une stratégie hyper-rapide (mais pas forcément correcte) pour prendre une décision. On appelle ça une heuristique et parfois, ça nous rend moins rationnels qu’une mouette vénézuelienne.

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2 réponses à Finance comportementale – L’heuristique de disponibilité, ou comment notre cerveau nous couillonne

  1. Stephane dit :

    Merci cher Christophe pour la limpidité de vos explications. Vous, je vous soupçonnes d’avoir lu « le cygne noir » de Taleb. Méfiez-vous, à force de lire ces gens, vous allez finir par croire que les marchés ne sont pas efficients et que les actions ne suivent pas une loi normale. Du coup, à quoi vont servir toutes ces moyennes et tous ces écarts types que vous nous faites ingurgiter. C’est votre éditeur qui va pas être content. Hein ? 🙂

    • CT dit :

      Hello Stéphane,
      oui, en effet, j’ai lu Le Cygne Noir, et en effet aussi, je crois de moins en moins (euphémisme) à la normalité des courbes de rentabilité. De là à abandonner l’idée d’efficience, il y a un pas – que je franchirai peut-être un jour – qui me semble être trop allègrement franchi par des personnes qui ont un intérêt personnel dans l’affaire. Mais ça méritera un article, probablement. Quand à la présence des calculs d’écart-type, dans mes cours et dans le livre, ma foi, il faut quand même commencer par ça (diversification…) Cela dit, pour résumer : avant j’étais 100% vin, et plus le temps passe, plus je mets de l’eau dans mon vin 😉
      A+
      CT

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